L’allocution suivante a été faite le 8 juillet 2022 au Palais de justice de Montréal, à l’occasion du procès du propagandiste néonazi, Gabriel Sohier Chaput, alias « Zeiger ».
Vous pouvez lire ici le dossier produit par Montréal Antifasciste sur Zeiger.
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Bonjour tout le monde. Merci d’avoir répondu à l’invitation du collectif Montréal Antifasciste et de vous être déplacé-e-s jusqu’ici aujourd’hui. Il va de soi que nous aurions tous et toutes mieux à faire de notre journée, mais nous reconnaissons en même temps l’importance particulière de ce procès pour les mouvements antiracistes et antifascistes, et pour la société tout entière.
Entre 2012 et 2018, Gabriel Sohier Chaput, alias Zeiger, a activement participé à la consolidation d’un mouvement néonazi international. Il a tout fait en son pouvoir, en fait, pour « inciter à la haine », pour encourager la haine, pour amplifier la haine des personnes juives, des personnes musulmanes et des autres minorités religieuses, des personnes racisées et « non-blanches », des femmes et des féministes, des personnes homosexuelles, des personnes trans, des minorités sexuelles et de la diversité de genre, des personnes immigrantes, des personnes en situation de handicap, des personnes progressistes regroupées sous l’étiquette gauchiste, ou communiste. Etc.
L’essentiel de son activité durant cette période a été de fomenter la haine. Et d’encourager la violence. Depuis l’appartement qu’il partageait avec son frère sur la rue Fabre, dans Rosemont-la-Petite-Patrie :
- Il a écrit des centaines d’articles haineux, dans un style faussement ironique, pour le site The Daily Stormer, réputé comme la plus importante plateforme de propagande néonazie de la dernière décennie;
- Il a agi comme administrateur du forum Iron March, reconnu comme un point de rencontre névralgique pour le mouvement néonazi international durant cette période; un forum où se sont formées plusieurs organisations d’inspiration terroriste, ou accélérationniste, dont Atomwaffen Division, dont les membres ont commis des meurtres et fomenté des attentats;
- Il a bâti et organisé une immense archive fasciste répertoriant des milliers d’articles, de livres, de films et de vidéos, ainsi que des manuels techniques de subversion et de sabotage;
- Il a réédité et distribué le livre Siege, de James Mason, qui est devenu le principal guide idéologique de cette mouvance « accélérationniste »;
- Il a lui-même écrit une douzaine d’essais et coécrit au moins deux autres livres avec le créateur du forum Iron March;
- Il a donné de nombreuses entrevues à des sites et projets de « réinformation » néonazie basés au Canada, aux États-Unis et en Europe;
- Il a lui-même produit des podcasts et des vidéos faisant la promotion du courant néonazi du mouvement alt-right;
- Il a participé à la création d’un jeu vidéo à thématique néonazi consistant à tuer massivement des Juifs, des Noirs, des homosexuels et des communistes (intitulé Angry Goy);
- Et il a essayé (avec un succès mitigé) de former un réseau de militants néonazis à Montréal.
Il a aussi activement mobilisé et participé au rassemblement « Unite the Right », à Charlottesville, en août 2017, où il a marché avec d’autres suprémacistes blancs et où on a pu le voir et l’entendre scander le slogan : « Gazons les Juifs; la guerre raciale dès maintenant! » Rappelons qu’une militante antiraciste a été tuée par un néonazi lors de ce rassemblement, qui a marqué un tournant dans la conscience collective du danger que représentait concrètement l’alt-right aux États-Unis.
La contribution extrêmement prolifique de Gabriel Sohier Chaput dans l’écosystème néonazi contemporain ne fait donc absolument aucun doute; pas plus que son intention claire d’inciter la haine raciale par toute son activité militante et sa production médiatique.
Il est donc permis de se demander pourquoi la police de Montréal, qui a reçu la plainte de l’organisation juive B’nai Brith Canada, a choisi d’ignorer complètement la somme colossale de preuves accumulées par les antifascistes et par les journalistes de The Gazette, pour concentrer tous les efforts de la poursuite sur un seul et unique article du Daily Stormer; un parmi des centaines!
C’est l’ensemble de la preuve qui montre que Zeiger a incité à la haine, pas ce seul article pris de manière isolée!
Et même dans la perspective de cet article isolé, la poursuite semble avoir toute la misère du monde à défaire l’argument central de la défense, à savoir que toute l’affaire n’est qu’une vaste plaisanterie : une grosse joke repliée sur sa propre ironie. Pourtant, Zeiger lui-même a plusieurs fois répété que toute l’entreprise du Daily Stormer en était une de « nazisme ironique qui n’est pas vraiment ironique ». On peut encore espérer que la juge voit clair dans ce tissu de conneries!
Mais il reste que ni la police ni la Couronne ne semblent avoir pris au sérieux le travail réalisé pour exposer Zeiger au public, et que le dossier monté contre lui au tribunal est loin d’être aussi solide qu’il aurait pu l’être. Et pourtant, sans le travail des antifascistes, Sohier Chaput serait peut-être encore caché dans l’ombre, continuant impunément à inciter la haine!
Ça prouve encore une fois ce que la tradition antifasciste radicale répète depuis longtemps :
- Malgré le théâtre qu’ils déploient une fois de temps en temps pour donner l’impression du contraire, la police ne prend pas du tout au sérieux la menace que représente l’extrême droite et les courants néofascistes;
- Même si l’on peut imaginer que dans certaines circonstances, des procédures judiciaires puissent servir la cause antiraciste/antifasciste, ça n’est pas dans les tribunaux que la véritable justice s’obtient, mais dans la solidarité et dans l’autodéfense communautaire.
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Les médias, les politiciens et une bonne partie de la population se sont étonnés, dans les dernières années, de la résurgence de l’idéologie suprémaciste blanche et des mouvements fascistes et néonazis. On s’étonne chaque fois des tueries de masse, on s’étonne de la création de groupes nazis violents, on s’étonne de l’existence de réseaux et de forums de discussion comme celui qu’animait Zeiger et ses petits camarades.
Mais il n’y a là rien de nouveau : les nazis ne sont jamais vraiment disparus. Les fascistes sont toujours restés dans l’ombre, attendant seulement le moment propice pour rebondir.
Bien sûr, il y a les groupuscules fachos, on les connaît, on les traque, et c’est primordial de continuer à les combattre; mais ils sont la partie la plus flamboyante, la plus grotesque d’un ensemble beaucoup plus important, d’un système aux nombreuses ramifications moins évidentes.
Il y a des think tanks, des cercles d’intellectuels, comme la Nouvelle Droite, en Europe et aux États-Unis, qui préparent patiemment, minutieusement, le retour du fascisme depuis le début des années 1970; et qui ont de plus en plus d’influence dans la sphère publique;
Il y a des politiciens, héritiers de la tradition d’extrême droite, qui tentent leur chance à chaque cycle électoral, et qui ont de plus en plus de succès, comme on a pu le constater récemment lors des élections présidentielles françaises;
Mais il y a aussi une multitude de faiseurs d’opinions, des passeurs d’idées qui prennent énormément de place dans certains médias et qui normalisent des idées qu’on aurait trouvées inadmissibles il y a quelques dizaines d’années à peine; ces passeurs d’idées ne sont peut-être pas fascistes au sens strict, mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’ils servent à normaliser l’extrême droite, à la rendre acceptable, à la rendre même souhaitable pour une proportion de plus en plus grande de la population, en jouant sur ses peurs et ses anxiétés, en désignant des coupables et des boucs émissaires, en reprenant toujours la même recette de marginalisation et d’exclusion, de repli identitaire et d’agression passive
Et tout ça est bien entendu favorable à l’extrême droite, qui gagne toujours un peu plus en influence chaque fois qu’une chronique réactionnaire est publiée dans le quotidien le plus lu, ou diffusée sur une radio populaire, ou chaque fois qu’un nouveau best-seller est publié pour dénoncer la diversité, l’ouverture à l’autre et l’inclusion comme une sorte de cancer contre le corps national et un mal à abattre.
C’est effectivement une guerre culturelle qui se joue; une guerre pour nos cœurs et nos esprits; c’est la même guerre culturelle qui se joue depuis des décennies; et il serait bien naïf de croire que nous avons l’avantage.
Il y a d’un côté le camp de l’égalité, de la solidarité, de l’acceptation de la différence, de la célébration de la diversité. C’est le camp de la compassion et de l’empathie, de l’ouverture à l’autre. C’est le camp que nous avons choisi, et l’idéal pour lequel nous nous battons aujourd’hui et continuerons de nous battre tant qu’il le faudra.
De l’autre côté, il y a le camp des hiérarchies forcées, de la marginalisation et de l’exclusion, de l’homogénéité culturelle, du nationalisme étroit, de l’égoïsme identitaire, du repli ethnique et de la méfiance qui mène presque toujours à la peur et à la haine de l’autre.
Puis à travers tout ça, il y a la politique; il y a l’État soi-disant démocratique, qui peut en théorie tendre vers un camp ou vers l’autre, qui est en théorie garant de l’égalité des droits, mais dont les partis, pour des raisons bassement électorales, choisissent souvent la tangente du populisme et du nationalisme.
C’est certainement le cas de l’actuel gouvernement du Québec, qui ne cache même plus son penchant pour le nationalisme ethnique, sa préférence pour la majorité blanche francophone et de culture catholique.
Le collectif Montréal Antifasciste insiste sur ce point depuis le jour sa création, en 2017, dans le contexte de l’émergence de La Meute et d’autres groupes de droite nationale-populiste, mi-civique, mi-identitaire : la poussée de l’extrême droite n’est pas le fait de tel ou tel groupe identifiable, de tel ou tel individu plus ou moins ouvertement fasciste; mais elle procède d’un continuum, d’une progression insidieuse, d’une lente, mais certaine dérive.
Des groupuscules fascistes et nazis les plus endurcis aux chroniqueurs et passeurs d’idées réactionnaires qui sévissent dans le mainstream, jusqu’aux politiciens populistes et opportunistes, en passant par les groupements xénophobes et anti-immigration, les trolls confusionnistes, les influenceurs conspirationnistes et leurs médias de « réinformation ».
L’État libéral bourgeois et le modèle capitaliste qu’il défend s’inscrivent eux aussi dans ce continuum; ils profitent concrètement des divisions qu’opère l’extrême droite entre les « nôtres » et les « autres ». L’État bourgeois, quoi qu’on en pense, sera toujours susceptible à la tentation autoritaire et au glissement identitaire lorsque cela sert ses intérêts.
C’est pourquoi on ne peut pas s’en remettre à ses institutions pour combattre l’influence de l’extrême droite et pour endiguer la menace fasciste; on ne peut pas se fier exclusivement à la police pour débusquer les nazis violents; on ne peut pas se fier exclusivement aux tribunaux pour empêcher les fascistes d’avancer dans notre société.
La responsabilité de combattre les discours haineux portés par les suprémacistes blancs revient à la communauté tout entière, toujours en solidarité avec celles et ceux que ces groupes et individus cherchent à victimiser. Il nous incombe à tous et à toutes de débusquer et d’identifier les nazis et autres fachos dans nos communautés, de les désigner à la vindicte, de les chasser, les isoler et les neutraliser par tous les moyens nécessaires. Il nous appartient de faire passer à quiconque l’envie de les suivre ou de les imiter.
Quel que soit le verdict rendu contre Gabriel Sohier Chaput, nous savons déjà que la punition qu’il recevra – s’il en reçoit une! – ne sera absolument pas proportionnée au tort qu’il a causé. Et de toute manière, nous savons aussi que les suprémacistes blancs ont facilement pu continuer à s’organiser sans lui. Nous savons que la lutte continue.
En dernière analyse, au-delà des portes du Palais de justice, c’est à nos communautés qu’appartient la responsabilité de garantir leur propre sécurité : c’est à nous et à personne d’autre de nous organiser le plus efficacement possible contre le mal que causent les racistes, misogynes, homophobes et transphobes comme Sohier Chaput.
Ne laissons aux nazis, suprémacistes blancs et autres fascistes aucun espace pour se développer.
Continuons à nous opposer à l’extrême droite et à la menace fasciste, au quotidien, dans nos lieux de travail, dans nos quartiers et dans nos espaces culturels, partout, et tant qu’il le faudra!
Merci.
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