Des membres du collectif Montréal Antifasciste ont accordé cette entrevue à des camarades de RASH-Montréal et Dure Réalité pour le numéro 16 du zine Casse Sociale (Octobre 2023).

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CS : Est-ce que tu pourrais nous expliquer brièvement d’où vient le collectif Montréal Antifasciste?

MAF : Montréal Antifasciste est un collectif militant de base qui a été créé au printemps 2017 en réaction à la montée d’organisations, comme La Meute, qui portaient publiquement des discours xénophobes et islamophobes sur un mode populiste d’opposition aux politiques publiques en matière d’immigration et d’accueil des personnes réfugiées.

Comme le nom du collectif l’indique, il s’inscrit dans la mouvance historique antifasciste et s’inspire des mouvements qui l’ont précédé dans le domaine militant antiraciste et antifasciste, comme Anti-Racist Action (États-Unis et Canada, années 1990), Anti-Fascist Action (R.-U., années 1980) et d’autres organisations analogues en Europe, notamment en France et en Allemagne. On s’inscrit aussi plus généralement dans la résurgence antifasciste contemporaine qui s’est formée dans les dernières années en réponse à la présidence de Donald Trump et à la montée de l’alt-right et du populisme d’extrême droite. Le collectif regroupe des militant·es de trois générations qui sont par ailleurs aussi actif·ves dans diverses autres luttes.

CS : Quels sont vos liens avec le RASH?

MAF : Ce sont des liens qu’on pourrait appeler « organiques », on va dire. Pas seulement avec le milieu skin antiraciste ou RASH, mais avec plusieurs milieux qui ont des affinités naturelles avec les principes politiques du collectif. On est proche de certains milieux étudiants et syndicaux, des milieux queers radicaux, des partisans antiracistes du CF Montréal, des courants contre-culturels antiracistes, etc. On participe donc à un milieu antiraciste plus large à Montréal, et on est aussi en constante communication/collaboration avec des camarades d’autres régions du Québec, notamment à Québec, au Saguenay, en Estrie et en Gaspésie. Il est important de préciser que ce milieu antiraciste/antifasciste plus large, dont le RASH fait partie, existait ici bien avant la création de MAF et que ces liens-là sont ancrés dans des solidarités de longue date qui se sont perpétuées jusqu’à aujourd’hui dans l’action militante.

CS : Vous allez être au Rev Fest 2023 et vous y avez participé dans le passé. Quel est l’intérêt pour vous d’être présents à ce genre d’événements?

MAF : On va se le dire, c’est un milieu qui est déjà bien acquis aux idées qu’on porte. Mais ça a toujours été un volet central des activités des mouvements antiracistes et antifascistes qu’on a déjà été nommés d’investir les espaces culturels qui sont disputés par l’extrême droite. Les scènes musicales alternatives, et en particulier la scène punk, ont souvent été des milieux contestés, notamment dans les années 1980-1990. À Montréal, ça peut paraître moins évident aujourd’hui précisément parce que ces espaces-là ont été littéralement nettoyés de l’influence de l’extrême droite dans les années 1990-2000 et par la suite. Les boneheads ont été virés il y a longtemps et qu’il n’y a pratiquement plus aucun espace ici où ils peuvent essayer de repasser leurs sales têtes. On fait partie de celleux qui croient qu’il est essentiel de continuer à occuper ces espaces culturels et à les réclamer politiquement pour le camp antiraciste.

CS : C’est vrai qu’on a parfois observé une tendance dans certains milieux à se dépolitiser, comme si ça avait quelque chose de noble en soi d’être apolitique. Donc c’est intéressant, cette idée, non seulement de les reprendre à l’extrême droite, mais aussi de les politiser avec ou contre leur gré! Est-ce que vous essayez aussi d’être présents ou d’investir des milieux qui sont moins acquis à l’antifascisme? Ou d’élargir le mouvement au-delà de ses limites actuelles?

MAF : Pour répondre à ça honnêtement, il faut rappeler un peu la petite histoire de MAF. Au début, c’était vraiment une coalition avec différents groupes qui représentaient une partie importante du mouvement anticapitaliste et antiraciste montréalais. À l’origine, il y avait une volonté très claire de participer à l’émergence d’un mouvement social antiraciste beaucoup plus large, c’était un des objectifs explicites du projet. C’est ce qui a donné, par exemple, la série de grandes manifestations contre le racisme de la période 2017-2019. Montréal Antifasciste était très impliqué là-dedans, mais ces espaces-là, qui reposent vraiment sur du travail de coalition, sont souvent difficiles à maintenir dans la durée. Et on peut dire la même chose pour les mouvements plus larges qu’on aimerait voir émerger. Ça demande un travail soutenu.

Au fil du temps, d’une coalition, Montréal Antifasciste est devenu un collectif avec un faisceau d’activités assez concentré, qui a choisi de disposer de ses forces (limitées) comme il l’a pu. Il y a une expertise particulière qui a été développée puis qui s’est conservée, sur tout ce qui est surveillance et information, notamment grâce au site Web et aux médias sociaux. Mais cet autre élément clé, le travail de coalition, le movement building et l’investissement de nouveaux espaces – qui est extrêmement important – a un peu été « échappé », en quelque sorte, parce qu’on mettait effectivement l’énergie du collectif ailleurs et que personne d’autre n’a vraiment repris sérieusement cette mission-là. Les tentatives d’organiser de grandes manifs antiracistes dans les dernières années, par exemple, n’ont pas abouti parce que tout le monde est trop occupé à ses propres affaires chacun de son côté! C’est un travail qui serait effectivement à remettre sur pied. MAF, dans la mesure de ses capacités, serait ravi de s’allier avec d’autres groupes ou organisations pour investir des espaces qui ne sont pas déjà acquis et aller dans le sens du movement building, mais c’est quelque chose qu’on ne pourrait certainement pas faire tous seuls.

CS : Quelles sont les activités, concrètement, du collectif?

MAF : On essaie d’abord de garder le plus possible une certaine représentativité de la communauté militante/anticapitaliste. On essaie aussi de garder une activité, même si elle n’est pas très régulière, axée sur l’organisation d’événements ouverts ou semi-ouverts au public. On l’a fait cette année avec le lancement du livre sur l’histoire d’Anti-Racist Action (on a déjà fait plusieurs événements similaires), avec le lancement d’un fond de bibliothèque antifasciste à DIRA, etc. On tient aussi cinq ou six fois par année des tables dans différents événements culturels ou politiques, comme le Rev Fest, le Salon du livre anarchiste, les événements du Black Flag Combat Club, d’autres festivals, etc. On donne des pamphlets, on discute avec les participant·es, on distribue aussi du matériel de « visibilité » à prix réduit, voire gratuitement, puis on vend un peu de merch pour financer nos activités. Il nous arrive aussi d’appeler à des rassemblements publics, comme au printemps dernier devant le Palais de justice pour marquer le procès du néonazi Gabriel Sohier Chaput, alias « Zeiger ».

Puis il y a tout un autre volet, qui est celui du renseignement, qui consiste en un travail de veille plus « en sous-marin », où on essaie de suivre les différents groupes et différentes tendances de l’extrême droite, spécifiquement à Montréal, mais aussi ailleurs. Dans ce travail-là, on échange activement des renseignements avec des camarades des autres régions et des collectifs implantés ailleurs au Canada, aux États-Unis et en Europe. Quand on le juge nécessaire, on va plus fonctionner par dossiers, on essaie de sortir des dossiers complets pour mettre à jour l’émergence ou l’évolution de certains milieux d’extrême droite. On l’a beaucoup fait dans les dernières années avec les mouvements néofascistes, comme Atalante, qu’on a suivi du début à la fin de son arc de vie. On essaie aussi de suivre les nouvelles tendances, comme dans la dernière année, White Lives Matter et les Active Clubs (néonazi), ou l’émergence de la Nouvelle Alliance, qui essaie de se créer une certaine respectabilité dans les milieux nationalistes, mais qui est en fait ancré dans les réseaux ultranationalistes identitaires et récupère directement les codes des formations néofascistes comme Atalante.

Puis enfin, sur la base de nos recherches, de nos observations et de notre lecture de la conjoncture, on produit à l’occasion des textes d’analyse plus approfondis. On invite d’ailleurs les lecteurs·trices qui aimeraient en savoir plus à lire notre « État des lieux de l’extrême droite au Québec en 2023 », qui se trouve sur notre site Internet.

CS : Justement, quels sont les dossiers les plus chauds actuellement?

MAF : À part ce qui a déjà été dit, ce qui a beaucoup occupé notre temps au cours des derniers mois, c’est tout le ressac homophobe/queerphobe/transphobe, qui s’est d’abord manifesté par l’implication de personnages associés aux milieux complotistes anti-vaccins. Après que les mesures sanitaires ont été essentiellement levées, de nombreux leaders conspi ont cherché d’autres causes pour maintenir l’attention de leur following. Ce qu’on observe avec ça, c’est l’importation des thèmes dominants de l’extrême droite aux États-Unis, qui passent souvent par le Canada anglais pour se retrouver avec quelques mois de retard ici au Québec. La « saveur fasciste du mois » qui est arrivée ici au printemps dernier, c’est la groomer panic, qui vient vraiment des milieux d’extrême droite américaine et qu’on peut même faire remonter aux nazis historiques. C’est l’obsession conspirationniste selon laquelle l’intention cachée des mouvements LGBTQ+ est de conditionner les enfants par divers moyens pour les exploiter sexuellement. Et pour eux, conséquemment, toute forme de politique ou de pratique axées sur l’éducation à la tolérance, l’équité, la diversité et l’inclusion – même dans un contexte super mainstream et libéral – participe forcément à un programme de perversion des enfants.

Les complotistes regroupé·es autour du militant « anti-sanitaire » François Amalega ont donc voulu organiser une série de manifestations à partir d’avril, par exemple contre la lecture du conte en drag dans les bibliothèques publiques, et plus récemment contre une exposition sur la diversité de genre au Musée de la civilisation du Québec. Le milieu antifasciste queer et trans a animé un solide mouvement de résistance à ce ressac, auquel a activement participé Montréal Antifasciste; à chaque événement, il y a eu un contre-événement, et on a vraiment réussi collectivement à mettre en déroute cette organisation-là durant tout l’été. Il y a cependant une nouvelle donne sur ce front, c’est la participation de groupes organisés à partir de réseaux communautaires et religieux musulmans. À l’échelle du pays au complet, mais particulièrement à Montréal selon ce qu’on a pu observer, ceux-ci joignent maintenant leurs forces aux fondamentalistes chrétiens et aux conspis issus du soi-disant « convoi de la liberté » dans l’offensive contre les droits des personnes LGBTQ+, et même carrément contre l’éducation sexuelle, très souvent avec des arrière-pensées homophobes. Ça nous force évidemment à complexifier l’analyse de ces mouvements et à adapter nos prochaines actions en conséquence. C’est l’enjeu le plus saillant actuellement.

CS : Il y a vraiment beaucoup de collants antifascistes à Montréal, c’est étonnant. Peux-tu me parler un peu de l’intérêt de tapisser la ville comme ça?

MAF : Merci de poser la question! C’est vrai que c’est une particularité de Montréal, que ce soit les collants, les affiches, les collages et les graffitis, si on pense aussi aux tags du collectif NTFA, par exemple. C’est une des choses que notre milieu peut mettre à son actif. On a constaté que ce tapissage de la ville permet de créer psychologiquement une espèce d’hégémonie. On reçoit parfois des messages de gens d’ailleurs qui sont de passage à Montréal et qui trouvent ça bien cool qu’à Montréal il n’y ait que ça sur tous les murs, à tous les coins de rue. C’est une façon un peu de marquer son territoire puis de montrer à l’extrême droite, aux opposants politiques, qu’ils sont en territoire hostile.

Je pense d’ailleurs que c’est important de mentionner que l’une des choses dont on peut être fier·es, à laquelle on a participé à notre mesure, c’est que Montréal est une métropole importante de près de deux millions d’habitants, et qu’il y a peu de villes de cette taille-là où il n’y a pas de présence néonazie organisée capable de mettre le nez dehors. Il y a des nazis, y en a partout et y en aura toujours, des gens qui ont cette idéologie, mais ici, ils ne peuvent pas sortir de manière consistante parce qu’ils savent que ça va mal se passer pour eux. À cet égard-là, notre collectif, avec ses allié·es et ses sympathisant·es dans notre contexte, contribue à faire en sorte que Montréal reste une ville résolument antifasciste…