La Meute et Storm Alliance (SA) sont deux organisations qui prétendent ne pas être racistes, mais dont la raison d’être est l’expression (et la propagation) d’une peur des immigrant-e-s et des Musulman-ne-s, c’est-à-dire d’un « Autre » fantasmé, au Québec. Les deux groupes sont antidémocratiques, hiérarchisés, et se situent à l’extrême droite de l’échiquier politique, dans ce qu’on pourrait appeler un nationalisme populiste. Les deux groupes orientent principalement leur message vers un certain segment relativement homogène de la population générale : les Québécois blancs francophones et conservateurs.

SA et La Meute sont en concurrence pour la même base. Cette concurrence est potentiellement cruciale, autant en ce qui a trait au statut et au capital social qu’à l’argent qui est en jeu, compte tenu des revenus dérivés de la vente de drapeaux, t-shirts, écussons et autres marchandises portant leur emblème respectif.

Pour des raisons découlant de la dynamique entre un groupe plus grand et un groupe plus petit, La Meute insiste auprès de ses membres sur la règle d’« adhésion exclusive » et les décourage de soutenir SA. En tant qu’entité plus modeste, SA n’a évidemment rien à perdre de l’adhésion double et met davantage de l’avant la ligne « unitaire », c’est-à-dire « nous sommes tous dans le même bateau ». En fait, contrairement à La Meute, SA n’a aucun membership officiel, mais seulement des cadres chargés d’organiser les réunions dans chacune des régions et, éventuellement, de mobiliser les gens lors des actions.

La légitimation auprès du public est actuellement une priorité pour La Meute. Il y a une alliance claire entre La Meute et Citoyens au pouvoir (anciennement le Parti des sans-parti), avec à sa tête Bernard « Rambo » Gauthier, lui-même un membre de La Meute[1]. Les membres de La Meute pourraient aussi devenir un bloc d’électeurs important pour le PQ ou la CAQ, selon la direction que prendront ces partis. En fait, en tant que groupe de pression, La Meute restera plus efficace si elle ne s’engage pas auprès d’un parti ou d’un autre et se laisse courtiser par tous.

Compte tenu de cette priorité de légitimation publique, La Meute essaie d’éliminer tout ce qui pourrait s’avérer un handicap politique dans ses propres rangs, tels que les néonazis et autres racistes impénitents. C’est la raison pour laquelle elle s’est dissociée d’un certain nombre d’actions et a « démissionné » son lieutenant anglophone, Shawn Beauvais-MacDonald, après que sa participation à la manifestation suprémaciste de Charlottesvile, en Virginie, ait été largement publicisée.

En tant que challenger, SA est obligée d’adopter une toute autre approche que La Meute. Ainsi, malgré son insistance à marteler qu’elle n’est pas raciste et qu’elle ne s’oppose pas à l’immigration pour autant qu’elle « respecte les règles », SA est beaucoup moins frileuse quant à la présence de néonazis et de racistes dans ses rangs.

Toute la relation entre les deux groupes est actuellement définie par cette concurrence asymétrique. La seule collaboration officielle entre les deux groupes a eu lieu le 1er juillet dernier, au chemin Roxham, dans la petite municipalité de Hemmingford. Une soixantaine de membres confondus des deux groupes s’étaient réunis à la frontière Canada/É.-U pour manifester contre « l’immigration illégale ». À ce moment-là, La Meute proposait encore d’assurer la sécurité de tout groupe qui en ferait la demande, partout au Québec, contre la menace antifasciste (une idée évidemment désastreuse pour un groupe qui espère mousser sa légitimité aux yeux du public, et qui a été rapidement et discrètement abandonnée). Face à un nombre équivalent de militants et militantes antiracistes mobilisé-e-s sous la bannière de Solidarité sans frontières, les membres de La Meute portant leurs propres écussons et drapeaux constituaient l’essentiel des troupes de ce qui devait être un événement de Storm Alliance. Dans la foulée, des membres de SA ont exprimé leur insatisfaction que La Meute s’attribue tout le mérite d’un événement qu’elle n’avait même pas organisé. (Malgré un nombre égal de participant-e-s des deux côtés, tout le monde a dû admettre que les antiracistes avaient gagné la bataille en arrivant assez tôt pour stratégiquement occuper la frontière et marginaliser les manifestant-e-s anti-immigration.)

La Meute forme manifestement le gros des forces anti-immigration au chemin Roxham, le 1er juillet

À la fin juillet et au début août, la principale activité publique de La Meute consistait à assurer la sécurité d’André Pitre, un vlogueur inspiré par l’alt-right américaine, lors de sa tournée du Québec. Elle a toutefois été mentionnée dans la presse (souvent en des termes qui ne lui plaisaient pas…) lorsque la présentation de Pitre à Rimouski a été annulée et lorsqu’il s’est avéré que l’intervention de membres de La Meute dans le processus référendaire déclenché à Saint-Apollinaire avait fait pencher le vote contre l’autorisation d’un cimetière musulman dans cette localité. Storm Alliance était complètement absente de ces événements.

Au début du mois d’août, SA a soutenu la proposition d’organiser une manifestation au Stade olympique de Montréal, où de nombreux réfugié-e-s étaient temporairement logé-e-s après avoir traversé la frontière. Cette manifestation était ostensiblement organisée par des racistes impénitents proches de Storm Alliance et du Front patriotique du Québec (FPQ), et malgré leurs démentis, l’intention de la démarche était clairement d’aller intimider les réfugié-e-s. Fidèle à sa volonté de faire valoir sa légitimité, et malgré l’enthousiasme initial de plusieurs de ses membres, La Meute s’est rapidement dissociée de la manifestation du 6 août, allant même jusqu’à dire (avec raison) qu’une participation à cet événement ferait passer les gens pour des racistes. Cette volte-face marquait clairement un recul sur l’engagement pris par La Meute plutôt cette année d’assurer la sécurité de tout événement d’extrême droite au Québec, quels qu’en soient les organisateurs ou quelle qu’en soit la raison. Storm Alliance se retrouvait donc isolée avec le FPQ à soutenir un événement raciste qui serait selon toute vraisemblance écrasé par la mobilisation antifasciste, puisque des centaines de personnes avaient indiqué sur Facebook qu’elles participeraient à une contre-manifestation organisée au même endroit par Solidarité sans frontières sous la bannière « Bienvenue aux réfugié-e-s! ». Le chef de Storm Alliance, Dave Tregget, a été humilié lorsque la manifestation a été annulée et qu’il a dû admettre à ses membres que SA ne pourrait pas garantir leur sécurité. Les organisateurs de la manif raciste, allié-e-s de SA, Philippe Gendron et Amber Dawson/Sue Elle/Sue Charbonneau, ont également été humilié-e-s en se voyant forcé-e-s d’annuler l’événement[2].

La Meute a été critiquée par certains et accusée de « trahison » et de « couardise ». Ceci s’est produit à une période où La Meute resserrait encore ses rangs et expulsait des membres occupant des rôles officiels parce qu’ils étaient inscrits au groupe Facebook de Storm Alliance. Voir par exemple le cas de Steven Dumont :

 

La Meute a annoncé la tenue de sa manifestation du 20 août « en appui à la GRC » en partie pour réaffirmer sa crédibilité en tant que plus grande et plus importante organisation de l’actuelle mouvance nationaliste populiste. Cette manifestation était prévue au lendemain d’une autre manif, également à Québec, soutenue par le Front patriotique du Québec et Storm Alliance, ce qui a donné lieu à de nouvelles plaintes déplorant les « divisions » et le « manque d’unité ». En guise de réponse, La Meute a tenu à préciser qu’elle n’avait rien à voir avec la manifestation du 19 août en raison du risque que des individus violents s’y trouvent et parce que le groupe pourrait être associé à des racistes et des extrémistes dans la mesure où il ne contrôlait pas les pancartes et les slogans. Dans ce contexte, Storm Alliance a répondu du tac au tac en disant que si ses membres étaient libres de participer au rassemblement de La Meute de 20 août, ils ne devaient pas porter l’insigne de SA ou porter des drapeaux ou des signes de l’organisation. Au final, environ 60 personnes ont participé à la manif du 19 (sans opposition). Le consensus semble être que l’événement fut un flop, et plusieurs personnes ont exprimé leur colère dans les médias sociaux.

Deux de ceux qui ont effectivement participé à cette manif ratée du 19 août sont Dave Tregget, le chef de SA, et Éric Venne (ou « Corvus »), le fondateur de La Meute qui avait officiellement quitté l’organisation en janvier dernier (mais qui en fait y était resté associé en tant que membre lambda en liens avec différents clans, tout en consolidant un statut de guru virtuel du mouvement). Les deux bonhommes ont passé la journée à marcher sous la pluie et à jaser comme de vieux compères, et le soir même, Tregget a publié un selfie avec Corvus et annoncé que son mot d’ordre précédent concernant l’emblème du groupe était révoqué : les membres de SA pourraient finalement participer en habits d’apparat, full patch, à la manifestation de La Meute du lendemain. Il semblait qu’un réchauffement se soit opéré « dans l’intérêt commun ».

[Eric Venne et Dave Tregget, le 19 août]

Impossible de dire comment les choses se seraient déroulées sans la présence des militant-e-s antifascistes le 20 août. Celle-ci était déjà imposante au moment où Tregget et une poignée de membres de SA sont arrivés sur place avec leurs drapeaux; La Meute, elle, était coincée dans le garage sous-terrain, incapable d’en sortir, assiégée par des centaines d’antifascistes bloquant l’entrée principale du garage. Difficile de dire si La Meute a effectivement donné le mot d’ordre de refuser l’entrée du garage aux membres de SA ou si ce refus n’est que la conséquence du sentiment de panique qui secouait le service de sécurité de La Meute à ce moment-là, mais voici ce qui s’est passé. Tregget et ses petits camarades se sont fait revirer de bord sans cérémonie dans des circonstances qui, selon les plaintes exprimées plus tard, « ont mis leurs vies en danger » devant la menace posée par les antifascistes. Une nouvelle trahison de La Meute, comme l’ont relevé de nombreux commentateurs dans les médias sociaux (et pas seulement des membres de La Meute).

Tregget se retrouvait dans la pitoyable position de devoir sans cesse répéter à ses fidèles que l’unité était de toute première importance, qu’ils ne devaient pas parler en mal de La Meute et que tout allait éventuellement se raccommoder entre les deux organisations… pour ensuite se faire traiter à répétition comme un petit chef de bazar menant une patente à gosses que même ses « alliés » ne font plus semblant de prendre au sérieux. Pas étonnant que lui et ses copains s’en soient allés directement noyer leur peine dans un bar et suivre l’action en direct à la télé.

Finalement, quoi qu’il en soit des circonstances ayant mené à cet humiliant rejet le 20 août, il s’avérait quelques jours plus tard que les tensions entre les deux groupes étaient loin d’être résolues. L’amitié retrouvée avec Corvus et la disposition de Tregget à se plier en quatre pour excuser et expliquer les multiples rejets de La Meute ne suffiraient pas. Le 25 août, Éric Venne était expulsé de La Meute, un geste qu’il a qualifié de « claque au visage ». Moins de 48 heures plus tard, il était de retour dans les médias sociaux pour annoncer qu’il était devenu un membre honoraire de Storm Alliance.

Il est peu probable que la dynamique dans laquelle La Meute et Storm Alliance se sont enfermées change de sitôt, à moins que la première abandonne sa quête de légitimité ou que l’autre accepte la position dominante de La Meute. Même sans que les antifascistes n’exploitent activement ces tensions, elles nous avantagent naturellement. Prenons l’exemple de Jean-François Dionne :

Le 30 août, le porte-parole de La Meute, Sylvain Brouillette, a dû dissocier publiquement son groupe de Dionne, qui avait participé à la manif du 20 août en brandissant un drapeau marqué de la croix de fer, un emblème du régime nazi.

Même si Brouillette s’est gardé de nommer Dionne, d’autres membres de La Meute se sont empressés de le faire dans les médias sociaux, en faisant remarquer que Dionne était un membre de Storm Alliance et qu’il avait participé à la manif du 19 août ainsi qu’à l’action à la frontière le 1er juillet. Fidèle à elle-même, en tant que groupe dont le principal intérêt à ce stade-ci est d’accepter dans ses rangs des racistes, des néonazis et n’importe qui d’autre, Storm Alliance a décrit le geste de Dionne comme une simple « erreur » et expliqué que le groupe n’avait pas l’intention d’expulser cet amateur d’iconographie nazie.

Le test ultime pour Storm Alliance viendra le 30 septembre prochain. C’est le jour qu’a choisi le groupe pour coordonner une journée nationale d’action pour exacerber la peur et l’hostilité à l’endroit des réfugié-e-s et des immigrant-e-s. Un grand nombre de ces actions auront lieu près de passages frontaliers, à la fois pour des considérations symboliques et pour intimider les personnes qui traverseront la frontière ce jour-là. Dans ce contexte de concurrence ouverte, La Meute a tenu à préciser, dans les médias mainstream ainsi que dans les médias sociaux, qu’elle ne participera pas à la mobilisation du 30 septembre, même si elle n’empêche pas (encore) ses membres d’y participer individuellement. Ainsi, nous verrons le 30 septembre prochain si Storm Alliance peut vraiment mobiliser une foule importante sous sa propre bannière et si elle peut maintenir sa présence sans un gros méchant loup pour la protéger.

Si elle y arrive, une autre question se posera : dans quelle mesure a-t-elle compté sur l’aide de forces plus agressivement racistes, comme le Canadian Nationalist Front, la Northern Guard et d’autres groupuscules ayant annoncé vouloir se mobiliser ce jour-là?

Quelques éléments à garder à l’esprit :

D’abord, pour notre côté : il est naturel que de telles divisions chez nos ennemis nous fassent sourire, et dans la mesure où la pression que nous avons maintenue (le 1er juillet, les 6 et 20 août) n’est pas complètement étrangère à cette situation, il est permis de s’en réjouir. Les antifascistes devraient toutefois garder à l’esprit que les schismes et les conflits ne signalent pas nécessairement un état de confusion ou de désorganisation. Ils peuvent aussi bien être le symptôme d’un moment de clarification pour un mouvement politique. Et ça vaut autant pour nos ennemis que pour nous-mêmes.

Nous traversons actuellement une série de crises contribuant aux contradictions sous-jacentes à la croissance de l’extrême droite et du racisme. Bien que les difficultés organisationnelles de nos ennemis soient dignes de mention (et méritent qu’on les exploite!), elles ne représentent d’aucune façon une victoire pour nous.

Et pour l’autre côté : si vous êtes un membre de La Meute ou de Storm Alliance, il est fort probable que vous cultiviez une piètre opinion des « antifas » qui, selon le mythe complotiste en vogue, vivent dans le luxe et préparent en secret le génocide blanc sous l’égide complice de George Soros. Si vous n’êtes sincèrement pas racistes, toutefois, vous devez certainement vous poser un certain nombre de questions. Tôt ou tard, vous vous rendrez bien compte que ce qu’on vous a raconté à notre sujet relève du mensonge et qu’en réalité, les problèmes qui gangrènent cette société —comme le sous-financement des services aux aîné-e-s, un système de santé en déroute, des compressions de tous bords tous côtés, et nous savons tous et toutes très bien que la pourriture va beaucoup plus loin que ça— ne seront pas réglés en blâmant les immigrant-e-s, les musulman-e-s ou qui que ce soit d’autre, puisque le problème fondamental est le néolibéralisme et le système capitaliste et non pas une partie de la classe ouvrière qui ne vous ressemble pas ou ne prie pas de la même manière que vous.

Qui sait, peut-être que vous nous rejoindrez quand vous aurez compris cela. Mais en attendant, nous sommes persuadés que bon nombre d’entre vous sont irrités par ces chicanes entre « chefs » et organisations. Nous serions ravi-e-s de savoir ce que vous en pensez! Nous avons vraiment apprécié les renseignements que certain-e-s d’entre vous nous ont communiqués récemment. N’hésitez pas à nous faire savoir ce qui se passe dans vos groupes et à quel point ils sont administrés en broche à foin! Anonymat garanti! (C’est même pas une blague.)

 

 

[1]              http://www.journaldequebec.com/2017/08/11/bernard-rambo-gauthier-membre-de-la-meute

[2]              https://montreal-antifasciste.info/fr/2017/08/07/6-aout-2017-plantage-epique-des-racistes-a-montreal/