En septembre 2020 (eh oui, il y a plus d’un an…) nous avions rencontré Baron Noir, co-fondateur de la Ligue Antifasciste de Montréal et auteur du livre « Poseurs? : Scalpeurs de skins de la L.A.M. », que nous vous invitons fortement à lire et/ou vous procurer.

Nous avons eu envie d’aller un peu plus loin en abordant des thèmes qui nous sont chers et en tentant un parallèle entre la situation d’aujourd’hui et celle du début des années 1990.

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Un thème qui nous intéresse particulièrement et que nous surveillons avec attention, c’est le lien entre la contre-culture et les groupes fascistes et antifascistes. Qu’en était-il exactement à l’époque de la LAM?

Je pourrais prendre l’exemple des bandes « Rockabilly », qui sont assez présentes dans le livre. Pourquoi elles se sont retrouvées là, alors qu’elles ne sont pas vraiment antifascistes à la base? Comme je l’explique dans le livre, à cette époque à Montréal il y a des Rockabillys qui ont le drapeau confédéré avec toutes les étoiles et il y’en a d’autres qui n’ont que 5 étoiles pour signifier « Rebel ». À Montréal, leur chef était un Haïtien d’origine et la gang était multiethnique. Ils étaient dans une logique de gang et de territoire, et donc ils se sont retrouvés à protéger leur territoire qui était [le bar] le Dôme et la zone environnante, et bien sûr ils sont rentrés en conflit avec les skins nazis qui voulaient venir dans ce club, qui était un club un peu underground, plutôt gothique, new wave. À la base les Rockabillys n’étaient absolument pas un groupe antifasciste, ils le sont devenus par opposition avec les nazis.

Dans le même genre, on peut prendre l’exemple de certains bikers qui nous ont aidés, les bikers n’étaient pas antifascistes. On a eu ce lien avec le Gros Michel, qui travaillait aux Foufs[1], [les nazis] ont eu la connerie d’aller attaquer sa maison, alors il avait lancé ce concours de vol de bottes, de Doc Martens. Ça a fait pas mal de dégâts parce qu’il y a des mecs qui n’ont rien à voir qui se sont fait tabasser (rires)… c’était un peu limite, tu vois. On s’est retrouvé avec des bikers parce que dans leur mentalité, peut-être il y en avait qui étaient d’accord avec les néonazis, ils ne voulaient pas faire du bruit et là, tu avais des petits cons qui foutent la merde et qui embêtent tout le monde. Je ne parle pas du Gros Michel qui était sincèrement antifasciste, mais bien de certains bikers. C’est pour ça qu’ils ont embarqué dans cette histoire.

 

Tes exemples, ça peut donner l’impression qu’il suffit d’une personne pour qu’un groupe se politise ou bascule d’un côté…

Il suffit d’une personne clé. Tu vois un gars comme ça, je n’ai jamais su s’il était Hells [Angels] ou autre chose, mais il était pas mal respecté dans ce milieu-là. Il avait un pied là-dedans et il était un peu notre protecteur, il nous a énormément aidés, car tout le monde avait la trouille de lui. En fait, il n’a pas fait grand-chose, mais simplement le fait qu’on sache qu’il était avec nous, ça a donné le ton. Par exemple aux Foufs, ils pouvaient aussi nous voir comme des petits fouteurs de merde, mais eux-mêmes avaient barré les skins néonazis. Ça fait que tout ce milieu-là, le public des Foufs, à cause des conneries des nazis qui venaient harceler les gens, tout le monde s’est retrouvé contre ça. Ça a rallié plein de groupes underground contre eux, parce qu’ils emmerdent tout le monde, une stratégie complètement stupide. Même les skaters étaient contre eux…

 

De l’autre côté du spectre politique, en ce moment les néonazis sont présents dans la scène métal, à travers le NSBM, qui est l’un des plus importants viviers de recrutement d’un groupe comme Atalante.

C’est vrai, les nazis font aussi ce travail envers des groupes underground métal, il y a cette tendance viking, celtique, qui est omniprésente derrière ces groupes, qui développent le côté barbare, païen, et ce sont des thèmes qui sont repris aussi par l’extrême droite.

Ce qui me fait peur, ce à quoi on faisait attention à l’époque, c’est qu’il y avait cette tendance pour les kids d’aller vers le groupe le plus attirant, vers le groupe qui était le plus fort, celui qui fait le plus peur, par leur look par exemple.

À cet âge-là tu as besoin de modèles, mais tu peux offrir un modèle positif. Nous, tu as pu le comprendre, on ne voulait pas laisser le modèle skin traditionnel aux nazis. Ailleurs la presse a fait énormément de dommages en associant skinhead avec néonazis, on voulait montrer qu’il y avait une alternative et puis il y avait des groupes de musique qui étaient super importants, par exemple Me, Mom and Morganteler, qui est un des groupes mythiques d’ici. Autant Banlieue Rouge du côté punk, du côté ska c’était eux, deux groupes qui ont super bien marché par la suite. Le côté look, musique est super important pour les jeunes. Donc d’un côté il faut offrir un modèle positif et de l’autre il y a un travail d’éducation à faire.

Les rappeurs par exemple, ils ne connaissaient pas le mouvement skin et nous disaient « on tape tout ce qui est rasé et qui a des docs ». Tous ces groupes qui prônent l’unité et la révolte, on peut recruter dans ces milieux-là.

 

La LAM se développe d’abord comme un gang de rue antifasciste, avant de devenir un groupe structuré, financé et légal. Peux-tu nous en dire plus sur ce processus?

La LAM, on a commencé comme une gang, mais ça existe plus vraiment les gangs comme ça, sur des bases pas liées à la drogue et à l’argent. Des gangs culturels et politiques. On n’avait pas d’interaction avec les gangs de rue.

Tu parles d’antifascisme, c’est quoi l’antifascisme? Quand tu m’as dit que vous étiez une coalition de groupes à la base, ça m’a fait plaisir. Contre quoi on se bat? Contre des petits groupes fascistes simplement? Ou est-ce qu’on veut un monde meilleur? Ce que j’adore au niveau action c’est le groupe Greenpeace, qui fait des actions partout dans le monde, avec beaucoup d’impact, mais toujours financé par leurs membres et ça c’est génial. Nous ce qui nous a perdus, si tu as lu le livre, c’est d’être financé par des syndicats de profs proches du Parti Québécois, et après la politique est rentrée là-dedans, même si j’étais plus vraiment là à cette époque-là[2].

 

Question sur la répression : dans le livre tu parles un peu de la répression que tu as vécue, mais au final la répression policière semble peu présente…

En effet. Les flics étaient très présents dans la rue, il y avait moins de caméras, mais ils patrouillaient beaucoup. Entre nous, on respectait certaines règles : par exemple quand on faisait une grosse descente : pas d’armes blanches. On avait des matraques, des bâtons, mais pas de couteaux, parce que s’il y en a un qui se fait pogner… je sais comment ça peut fucker ta vie, une erreur de jeunesse que tu vas regretter.

On a toujours fait attention à ça, mais on ne se privait pas de faire des actions. Ce qui était efficace c’est que la scène punk était vachement vivante donc on faisait beaucoup de protection : des concerts, des petits shows, des petits bands. Il y en a qui ont eu leur heure de gloire… C’était un peu un jeu du chat et de la souris avec les flics, au moment où ça commençait à être chaud.

On allait avoir des subventions d’un syndicat de profs, mais ils nous disaient « ça va pas, vous êtes violents » alors on a décidé d’abolir officiellement le service d’ordre et en même temps on a créé Cyber Punk, qui était une gang parallèle, on disait qu’on n’était pas vraiment de la LAM, mais en fait on était de la LAM, pour éviter de faire le lien. Après Cyber Punk est mort et il y a eu la première vague de SHARP, début des années 1990. Ils provenaient aussi de la LAM, mais ils avaient 13-14 ans donc ils étaient trop jeunes pour être membres. En 1991-1992 il y avait une petite bande de SHARP qui était extrêmement violente. Ça gardait notre pied dans la rue, au niveau antifascisme, mais ce n’était pas la bonne image parce qu’ils tapaient sur n’importe qui…

 

Ça prend un travail dingue aussi, pour faire la différence entre un groupe d’ami-e-s, qui se fait et se défait, et un groupe politique qui garde une constance. Pour faire vivre un groupe militant.

Est-ce qui faut être contre quelque chose ou pour quelque chose? On garde un œil sur les groupes de droite, mais dans le fond, on est une organisation progressiste et on a une branche, comme un service d’ordre antifasciste qui, lui, fait les actions.

Je suis plus pour la prévention que la répression, et il faut que ça vienne des groupes antifascistes eux-mêmes. Mais à l’intérieur des groupes aussi il faut se changer. Nous quand on a commencé à marcher, quand on était une grosse gang, il y a plein de gens qui voulaient venir, pour la frime, pour le pouvoir, et c’est pour ça qu’on ne donnait pas la patch LAM à tout le monde.

Des fois il y avait des gens qui agissaient en notre nom, mais sans être membre, et on aimait ça et on n’aimait pas en même temps. C’est comme Machiavel, dans le Prince il faut un équilibre entre la crainte et l’amour. Il faut que les gens t’aiment et te craignent en même temps. Ce que je constate c’est qu’on a perdu le capital amour. Le capital « crainte » est là, mais il faut gagner le cœur des gens.

 

Dans ton cas on voit que les fachos t’attribuaient plein de trucs, que tu n’avais pas faits d’ailleurs.

Au niveau des jeunes du secondaire, on avait une bonne influence, un peu comme des justiciers, avec ceux qui en avaient marre de se faire emmerder par des p’tits skins. La presse nous a aidés de façon positive aussi. Il y a des journalistes bien, qui peuvent donner une bonne image de ce que vous faites. Même si les gros groupes de presse tu les exècres, si on te laisse une tribune, prends-la. Il faut être aimé, mais craint. Nous on a eu la chance d’avoir la télé aussi, ça nous a donné une visibilité incroyable. Donc pourquoi pas, si les gens parlent en bien de toi.

Pour la violence, ma position c’est l’autodéfense. Oui on a fait la fameuse grosse descente, car comme tu le dis, il faut faire parfois des coups d’éclat, on a voulu faire cette descente qui a été assez marquante : on était une cinquantaine, on a fait le tour de la ville, un vrai western (rire). En dehors de ça c’était plus : « on ne va pas vous chercher, mais vous ne venez pas dans ces territoires-là ». Vous ne nous faites pas chier. On a suivi des cours d’autodéfense, chacun avait son background, on s’entraînait. On n’était pas dans le même esprit que les potes français chasseurs de skins : quand tu vois un mec tu le défonces. Ce n’est pas la même histoire si c’est un petit jeune qui vient de devenir skin, tu peux lui faire peur, mais l’envoyer à l’hôpital c’est peut-être contre-productif, et même un vieux borné, si tu l’attrapes, est-ce que tu le feras changer d’avis? Lui il est le produit d’une société, alors c’est tout le système qu’il faut changer. Il y a du racisme systémique, ce qui fait qu’il y a des gens qui sont en accord avec l’idéologie dominante, le pouvoir blanc, et ils luttent pour quelque chose qui est déjà là! S’ils y pensent bien. Le pouvoir blanc, ils l’ont déjà. C’est subtil, c’est camouflé, mais c’est clair qu’on vit dans une époque qui est eurocentrée. C’est la culture européenne, occidentale qui est dominante maintenant. C’était le cas à notre époque il y a 40 ans, et c’est encore le cas. Ce qu’il faut changer c’est ça, c’est les mentalités de cette vieille culture occidentale qui domine tout.

Les petits groupes sympathisants du nazisme, dans quelques années ils ne seront plus là. Mais regarde le FN puis le RN en France, aujourd’hui on dit que c’est le premier parti de France. Est-ce qu’ils ont réussi ou est-ce qu’ils ont échoué? Au niveau mainstream ils se sont imposés.

 

Au niveau de la lutte contre les groupuscules les plus radicaux, on voit qu’on a des bons résultats, mais au niveau du grand public c’est bien plus difficile d’avoir une influence.

Après, il faut essayer, sinon ça n’arrivera jamais. Je vois ça comme faisant partie d’une lutte plus large : contre le système économique qu’on a actuellement. Ce que je reproche aux partis de gauche, à part les plus extrémistes qui n’ont pas d’influence, c’est qu’on a oublié les bases de l’anticapitalisme. Comme je le dis dans le livre, au début les anarchistes et les communistes étaient ensemble, les communistes ne voulaient pas d‘État : ils voulaient prendre le pouvoir, mais au final se débarrasser de l’État.

On se bat contre quoi? Le capitalisme c’est quoi? Revenons aux fondamentaux : tu votes pour un parti qui est là pour maintenir ceux qui ont le capital, alors que toi même tu n’as pas de capital. Ils ont réussi à diviser la classe ouvrière. Ils savent très bien que leurs intérêts ne sont pas nos intérêts. Est-ce que tu as du capital? Immobilier, financier? Industriel? Est-ce que tu as une usine? Est-ce que tu es un propriétaire terrien? Non, mais tu votes pour eux et tu les maintiens au pouvoir. Et on est tous dans cette merde, car maintenant même les partis de gauche veulent maintenir ça. Donc, contre quoi on se bat? Contre un truc énorme.

Au Québec on a des syndicats corporatistes, tu as une carte de menuisier, de maçon ou autre, ils en ont rien à foutre des autres, chacun fait son truc. On doit s’impliquer là, refaire cette unité de classe, s’impliquer dans les syndicats, les luttes syndicales. La classe ouvrière n’a pas disparu, les masses ouvrières sont encore là. On peut aussi monter des coopératives.

Je vois les antifascistes comme le service d’ordre de la casse ouvrière. Je reviens sur cette idée : il faut offrir un modèle positif, car il y a cette jeunesse fragile qu’il faut canaliser, qu’il faut intéresser. En fait l’antifascisme quand tu y penses ça arrange la grande majorité des gens. Même des gens qui sont tranquilles, mainstream, mais qui ne veulent pas de violence, même des gens qui ont des idées conservatrices. Tu leur parles de violence, de néonazisme et tu vois qu’il y a une limite. À ne pas franchir.

Donc, il faut faire des trucs positifs, au lieu de dire anti, anti, anti, il faudrait être pro. En même temps il ne faut pas tomber dans le peace and love

 

Suggestion de Baron Noir :

  • À regarder : le film The Corporation, de Mark Achbar et Jennifer Abbott
  • À lire : le livre Fascisme et dictature, de Nicos Poulantzas

 

[1]               Le bar Foufounes Électriques.

[2]              Note de Montréal Antifasciste : Le processus de la cooptation de la LAM n’est pas l’objet de cette entrevue (puisque Baron Noir n’a participé qu’à la phase « gang de rue » de l’histoire de la LAM  et n’avait personnellement plus rien à voir avec l’évolution du collectif après son départ pour la France à l’été 1990), mais nous recommandonse aux lecteurs et lectrices intéressées les textes suivants : « Cops and LAM Go Hand in Hand », « Après les émeutes de Québec, défendons le droit d’expression » (dans Commission #1, https://montreal-antifasciste.info/wp-content/uploads/2019/09/commission1.pdf) et « La LAM Une Entreprise Hasardeuse? » (dans Commission #2, https://montreal-antifasciste.info/wp-content/uploads/2019/09/commission2-1.pdf). Toutefois, l’auteur aborde lui-même, dans le dernier chapitre de son livre, l’orientation douteuse du collectif après son départ.

Effectivement, la dégénérescence de la LAM est allée bien au-delà d’avoir accepté des subventions de syndicats. Comme nous l’avons mentionné dans notre article « MAXIME FISET ET SON CENTRE DE “PRÉVENTION DE LA RADICALISATION” NE NOUS REPRÉSENTENT PAS! » (https://montreal-antifasciste.info/fr/2017/11/23/maxime-fiset-et-son-centre-de-prevention-de-la-radicalisation-ne-nous-representent-pas/) : « Une soi-disant “Ligue antifasciste mondiale” (LAM) était active à Montréal dans les années 1990. Issue de la lutte de rue contre des boneheads néonazis, et suite à des pressions policières, la “ligue” s’est principalement impliquée dans la collecte (et le partage avec la police) de renseignements et spécialisée dans les déclarations aux médias. L’une de ses principales priorités était de critiquer les autres forces antifascistes, notamment le Centre canadien sur le racisme et les préjugés. En 1993, tandis qu’étaient organisées les plus grandes manifestations antifascistes à Montréal depuis des années contre la venue du Heritage Front néonazi de Toronto et de représentants du Front National français, la LAM a surtout agi pour saboter les mobilisations militantes! Finalement, elle est allée jusqu’à dénoncer publiquement des anarchistes de la revue Démanarchie à la police et dans les médias suite aux émeutes de la Saint-Jean à Québec en 1996. Il a été révélé par la suite que la LAM avait partagé pendant des années des renseignements sur la gauche avec la police. »