Plusieurs d’entre vous auront sans doute remarqué la curieuse partie de ping-pong qui s’est joué dans la section « Opinions » du quotidien Le Devoir, depuis le 19 mai dernier, au sujet des tentatives du groupuscule nationaliste identitaire Nouvelle Alliance de s’insérer dans le mouvement souverainiste et de la mobilisation d’une partie de ce mouvement pour l’en exclure.
Dans une première lettre, la militante laïcarde Nadia El-Mabrouk se plaignait qu’on puisse vouloir exclure des éléments qualifiés d’extrême droite du chapiteau souverainiste, au prétexte qu’on devrait toujours favoriser le dialogue. Peu importe qu’elle ne connaisse rien du tout – de son propre aveu – de Nouvelle Alliance et de ses liens avérés avec l’extrême droite.
Le militant écologiste Quentin Lehmann lui a judicieusement répondu, le lendemain, arguant pour une prise de position claire contre l’extrême droite dans les milieux indépendantistes, prise de position dont le corollaire évident est de ne pas tolérer sa présence dans ces mêmes milieux.
Faisant effectivement le jeu du groupuscule nationaliste, Le Devoir a ensuite cru bon d’ouvrir ses pages directement à Nouvelle Alliance le 27 mai (ils l’avaient déjà fait en décembre dernier, en réponse à une chronique de Jean-François Nadeau). On ne peut pas dire que cette réponse brillait pas sa cohérence, ce qu’ont d’ailleurs relevé plusieurs commentateurs.
Jusque-là, on aurait pu croire que l’échange était de bonne guerre, mais voilà que le quotidien a choisi d’en rajouter une couche le 28 mai en donnant le dernier mot à son collaborateur régulier, Patrick Moreau (lequel a récemment renvoyé dos à dos le trumpisme et le prétendu « wokisme », notamment), qui s’est fendu d’une chronique dégoulinante de mauvaise foi assimilant la position de principe antifasciste à une forme de « censure ».
Montréal Antifasciste a voulu faire publier une réponse, mais sans grande surprise, Le Devoir n’a pas donné suite à notre demande. Voici donc notre réponse à la sortie Patrick Moreau, qui, décidément, pour quelqu’un qui se sert aussi régulièrement du mot « censure » comme gourdin pour taper sur les mouvements progressistes (féministes et antiracistes, surtout), en maîtrise bien mal le sens et la définition.
///
La confusion entre censure et positionnement antifasciste ne profite qu’à l’extrême droite
Montréal Antifasciste
Le 28 mai 20215
Dans son billet en réponse à la lettre de Quentin Lehmann, Patrick Moreau opère un curieux glissement entre « censure » – qui consiste en la limite qu’impose une autorité instituée, l’État au premier titre, sur la liberté d’expression d’une personne ou d’un groupe –, et position de principe – qui consiste pour un sous-ensemble de la société civile à exclure de ses rangs des acteurs ou des idées dont il ne reconnaît pas la légitimité ou dont il estime qu’ils contreviennent à ses principes.
Nulle part dans le texte de M. Lehmann est-il question de « censurer » le groupuscule d’extrême droite à la source de cette controverse. L’auteur invite plutôt le public à « s’organiser, se positionner, riposter et ne pas craindre de nommer l’ennemi politique lorsqu’on le discerne ». Il propose de répondre à l’extrême droite par « l’éducation, la vigilance et le refus. »
Ce refus de l’extrême droite dans les espaces de la société civile, par les personnes qui animent ces espaces, et non par un pouvoir institué, est non seulement légitime, il est salutaire. C’est effectivement de cette manière que l’extrême droite se trouve, littéralement, marginalisée. C’est par ce refus de sa présence qu’on évite qu’elle se normalise et gagne en influence.
Puisque le fascisme et ses variantes constituent des anomalies en démocratie, il est à notre sens justifiable de les combattre par des moyens extraordinaires. Souvenons-nous par exemple de la bataille de Cable Street, où de larges segments de la société londonienne se sont mobilisés, en octobre 1936, pour empêcher la British Union of Fascists de défiler dans les rues de la métropole anglaise. Cet affrontement a marqué l’histoire. Peut-on dans ce cas parler de « censure »? D’innombrables exemples analogues ponctuent l’histoire, y compris ici même au Québec, où des groupuscules néonazis ont littéralement été chassés des rues par la mobilisation populaire dans les années 1980 et 1990.
La communauté antifasciste de Montréal sonne l’alerte depuis de nombreuses années sur la menace que font peser différents groupes (nationaux-populistes, néofascistes, néonazis, et nationalistes ethniques, dans le cas qui nous occupe) sur différents segments de la société québécoise, dont les personnes issues de l’immigration, la minorité musulmane et les personnes LGBTQ+. Cette menace que pose l’extrême droite est bien réelle, et l’histoire nous enseigne qu’elle peut très vite passer du discours au geste. On n’a pour s’en convaincre qu’à se rappeler la tuerie de la mosquée de Québec en janvier 2017.
Il ne faut donc pas s’étonner que différents pans de la société civile particulièrement sensible à l’inclusion et au vivre-ensemble prennent position et se mobilisent pour éloigner l’extrême droite de leurs espaces et ainsi, par leurs propres moyens, contribuer à son isolement et sa défaite. Quoi qu’en pensent certains observateurs, cela fait bel et bien partie du processus démocratique en action.
On constate en outre qu’une partie du commentariat libéral, qui par ailleurs est toujours prête à dénoncer la prétendue menace « wokiste », semble bien plus prompte à défendre la liberté d’expression de l’extrême droite qu’à en dénoncer les discours. Ce qui se cache en fait derrière cette charge contre une censure qui n’en est pas une, c’est une défense du droit de l’extrême droite de s’imposer dans des espaces où elle n’est pas la bienvenue.
///