Contribution anonyme
Mai 2025, Bas-du-Fleuve
(reproduit avec permission par Montréal Antifasciste)
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Nous assistons au génocide le plus documenté de l’histoire en Palestine et à la consolidation d’un régime fasciste aux États-Unis. Nous sommes beaucoup à nous demander quoi faire. Voici un cadre conceptuel pour comprendre ce qui se passe et des pistes d’actions. Cette synthèse a été écrite à l’aide de matériel provenant entre autres de Kelly Hayes et de son blog Organizing my Thoughts, de Mariame Kaba et d’Andrea Ritchie de l’organisation Interrupting Criminalisation, d’Ejeris Dixon et son balado Fascism Barometer, de Scot Nakagawa et son blog The Anti-Authoritarian Playbook, du blog flegmatique d’Anne Archet, de la chaîne YouTube Thought Slime et du livre l’Antifascisme de Mark Bray.
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Quelques bases
Les mouvements, partis et régimes fascistes se reconnaissent par :
- Leur trajectoire autoritaire visant le démantèlement des structures démocratiques, l’élimination de la dissidence et le maintien au pouvoir de leur leader.
- Leurs mensonges flagrants qui n’affectent pas le support de leurs partisans.
- Leur propension à instrumentaliser ou à créer de toutes pièces des crises pour s’enrichir et pour restreindre les libertés civiles telles que la liberté de mouvement, de rassemblement, de manifestation, de presse et le droit à un procès juste et équitable.
- Leurs représentations idéalisées de la race et de la nation, qu’ils articulent en termes de pureté, d’unité et de loyauté.
- Leur désir de dominer et/ou d’éliminer les groupes marginalisés (femmes, migrant’es, personnes 2LGBTQIA+, personnes noires, autochtones, minorités religieuses, personnes handicapées, pauvres, autistes, etc.) se présentant d’abord sous forme d’attaques répétées contre leurs droits fondamentaux et de discours déshumanisants.
- Leur conviction que les inégalités ne proviennent pas de conditions sociales, mais sont naturelles, biologiques, et que cette hiérarchie devrait leur assurer les pleins pouvoirs.
- Leurs références à un passé fictif où c’était supposément le cas.
- Leur fétichisation de la violence comme réponse à l’humiliation de ne pas dominer totalement ces groupes marginalisés.
- Leur double objectif de nettoyage interne et d’expansion externe.
Le fascisme peut s’emparer du pouvoir de l’État à travers des élections, un coup d’État, ou un mélange des deux comme dans le cas de l’administration Trump qui a gagné les élections, mais qui a aussi profité de son arrivée au pouvoir pour effectuer un « coup administratif », soit l’usurpation illégale des pouvoirs du congrès et des différents départements de l’État par Elon Musk et DOGE.
Une fois au pouvoir, le fascisme se sert d’un processus bien connu pour opérer : la criminalisation. Il passe des lois qui rendent certaines activités criminelles et déploie la police, le système judiciaire et les prisons contre les gens qui les pratiquent. Il criminalise par exemple :
- Le fait de donner ou recevoir certains soins (avortement, soins d’affirmations de genre, éventuellement soins aux personnes autistes, aux personnes handicapées…)
- Le fait de donner de l’information (en transformant la définition de pornographie pour que les lois s’appliquent à tout livre qui traite de queerness, en transformant la définition d’antisémitisme pour y inclure toute dénonciation du génocide contre le peuple palestinien, en arrêtant des avocats qui donnent de l’information légale aux migrant’es…).
- Le simple fait d’exister sur ce territoire (révocation en masse de visas, annulation des statuts, criminalisation des sans-abris…).
Au-delà des lois, la criminalisation est un processus politique par lequel on désigne des groupes entiers de personnes comme des menaces :
- Les femmes trans et intersexes menaceraient ainsi les femmes cis, entre autres dans le sport.
- Les manifestant’es menaceraient le reste de la population.
- Les migrant’es menaceraient le marché de l’emploi, le marché du logement et la classe populaire.
- Les musulman’es menaceraient la sécurité nationale.
Ces menaces sont nourries par les fascistes jusqu’à devenir dans leur narration des menaces existentielles au futur de la nation, et ce faisant :
- On déshumanise ces groupes de personnes.
- On les dépouille d’avance de leurs droits fondamentaux.
- On les dépeint comme des « autres » qu’il faut violemment contrôler, punir et faire disparaître.
- On s’en sert comme de boucs émissaires pour tous les maux provoqués par le capitalisme et le fascisme.
C’est par ce processus de criminalisation que les régimes fascistes manufacturent le consentement de la population face aux violences déployées contre certains groupes (violence physique et psychologique, enlèvement, travail forcé, déni de soins, assassinat…). On fait croire aux gens :
- Que les victimes ne sont pas violentées par haine, mais qu’elles sont punies pour des crimes.
- Qu’ainsi cette violence est justifiée. Qu’elle est normale.
- Que tant qu’iels ne commettent aucun crime, il ne leur arrivera rien.
Mais plus le temps passe, plus la définition de ce qui est un crime s’élargit.
Ce processus existe aussi dans ce qu’on appelle les démocraties libérales qui ont développé tout l’appareillage judiciaire et carcéral. Les fascistes ont besoin de cette infrastructure et de la légitimation de ce système industrialo-carcéral pour fonctionner et c’est exactement ce que leur offrent les démocraties libérales.
Rappelons ainsi :
- Que la police et les prisons sont un héritage de l’esclavage et de la colonisation.
- Que les peuples autochtones au Canada ont été la cible de violences génocidaires.
- Que leurs danses, leurs rituels, leurs langues ont été criminalisées.
- Qu’iels ont subi des stérilisations de masse, des déplacements forcés et des abus multiples dans les écoles résidentielles.
On peut en comprendre que le fascisme n’est pas tant en rupture avec les démocraties libérales qu’il en est la forme-panique. Ainsi, le fascisme qui se consolide actuellement aux États-Unis et qui se concrétise au Canada et Québec se caractérise aussi par :
- Une panique devant les avancées récentes en termes de justice sociale, qu’ils nomment « wokeness » et qui menacent leur domination.
- Une panique devant la crise climatique et les efforts pour l’amoindrir, qui dans les deux cas menacent les ressources dont ils dépendent pour maintenant leur domination.
- Une alliance tendue entre des fondamentalistes chrétiens, un mouvement populaire raciste et sexiste, une élite du monde de la politique et des oligarques ultrariches du monde de la techno.
En vrac, quelques autres données importantes sur le fascisme :
- Les fascistes veulent nous faire perdre notre temps. Ils vont dire toutes sortes de mensonges pour que nous passions des heures à prouver nos points, à décortiquer leurs propos, à clarifier les faits. Et ils vont changer complètement leur discours le lendemain pour nous obliger à recommencer.
- Pour les fascistes, certaines vérités (mythiques) sont plus importantes que la réalité. Si la réalité ne concorde pas avec leur vérité, c’est la réalité qui a tort. Leur rapport au réel en est grandement affecté et on ne peut les convaincre qu’ils font fausse route en leur prouvant ce qui est réel. Ça ne change rien à leur vérité.
- Par-dessus tout, les fascistes veulent le pouvoir. C’est ce qui les motive. Ils vont changer de discours et de valeurs autant qu’il le faut pour acquérir et maintenir leur pouvoir.
- Ils veulent être les plus forts pour survivre, dans une vision darwinienne caricaturale de l’évolution. Ils veulent dominer. Selon cette vision, tout ce qui les maintient au pouvoir est justifié; ils ont raison car ils dominent et c’est la seule preuve dont ils ont besoin.
- Le fascisme n’est pas le fait de quelques personnes externes au-dessus de la population. Les gens participent, coopèrent, puis deviennent acculturés au fascisme. Ça devient leur réalité, leur manière de comprendre le monde.
Comment y faire face
Historiquement, ni l’appareil de l’État, ni les partis d’opposition, ni le système de justice, ni les grands médias n’empêchent l’avènement de régimes fascistes. Les élites néolibérales qui gèrent les démocraties peuvent sembler s’y opposer, mais devant un monde de plus en plus invivable où il devient impossible de maintenir à la fois le capitalisme et les démocraties libérales, elles aussi vont aussi adopter des politiques de plus en plus fascistes. Pour les néolibéraux, la criminalisation et/ou l’abandon de groupes toujours plus grands de personnes marginalisées sera articulée comme une question de pragmatisme et d’inévitabilité, alors que pour les fascistes elle sera articulée comme le retour souhaité d’un ordre naturel inégalitaire et violent. Bref, il ne faut pas s’attendre à leur support.
C’est l’organisation populaire qui offre la meilleure résistance. Et si la normalisation de la police, des prisons et de la surveillance de masse dans nos sociétés a rendu cet effort plus difficile, présentant ces outils de contrôle comme nécessaires, voire naturels, il existe tout de même de multiples voies pour résister collectivement.
Ce qu’on peut faire dans un premier temps :
- Refuser ouvertement la consolidation du fascisme. Nommer ce qui se passe aux États-Unis, en Palestine, au Canada et ailleurs. Parler du fascisme avec nos proches. Ne pas le laisser être insidieux. L’obliger à apparaître.
- S’organiser localement contre les événements de groupes fascistes. Leur nuire de toutes les manières possibles. Les empêcher physiquement de propager leur haine.
- Call bullshit. Ne pas nous empêtrer dans leurs mensonges. Ne pas perdre notre temps à argumenter avec eux. Ne pas embarquer dans leur manière de cadrer la situation. Ramener les discussions sur ce qu’ils font, sur les horreurs qu’ils commettent, sur la haine qui les anime.
- Surtout, ne pas obéir d’avance quand des fascistes arrivent au pouvoir. Face à un pouvoir autoritaire, les gens ont tendance à prévoir ce qu’un gouvernement plus répressif voudrait et à lui donner d’avance, pour être sûr de ne pas le fâcher et pour se protéger. Cette obéissance anticipée informe le régime sur les compromis que les gens sont prêts à faire et lui permet d’aller beaucoup plus loin beaucoup plus vite. Cette manière de s’adapter nuit à tout le monde. Il est essentiel de se rappeler de ne pas obéir d’avance.
- Rester solidaires. Le fascisme normalise la souffrance humaine et l’abandon de groupes de gens désignés comme négligeables ou insignifiants. Les fascistes veulent que nous soyons absorbé’es par notre instinct de survie, pris dans nos préoccupations personnelles, que nous soyons isolé’es et faibles. C’est dans la solidarité que se trouve notre force.
Ensuite, il s’agit de bâtir et d’entretenir notre pouvoir collectif, populaire. Pouvoir de garder nos communautés sécuritaires. Pouvoir d’empêcher qu’un des nôtres se fasse enlever. Pouvoir de nous assurer que tout le monde a quelque chose à manger. D’abord, en explorant toutes les manières de participer à tisser ce pouvoir, par exemple en travaillant à :
- bloquer les avancées fascistes (par exemple en combattant tout ce qui augmente la portée, la capacité, les ressources et le pouvoir de l’État carcéral et des mouvements fascistes, comme la construction de nouvelles prisons, la militarisation des frontières, de nouveaux systèmes d’identification visant certains groupes, etc.),
- casser leurs alliances, leurs liens avec des groupes ou organisations locales (par exemple les liens entre les syndicats de travailleurs/travailleuses et les organisations représentant la police, les liens entre la police et les milices d’extrême-droite, les liens entre les médias de masse et les militant’es transphobes, etc.),
- amoindrir l’impact de leurs politiques sur nous (par exemple en bâtissant et soutenant un réseau communautaire fort, des groupes d’entraide, des réseaux de communications sécuritaires, des infrastructures de défense communautaire, des espaces de rassemblement, etc.),
- faire des ponts entre les communautés touchées (par exemple les syndiqué’es, les groupes de femmes, les bandes anarchistes, les mouvements de luttes décoloniales, abolitionnistes, pour les droits des personnes handicapées, etc.) et
- construire ce dont on a besoin (par exemple, des organisations dédiées à partager l’histoire des mouvements de luttes, ou des organismes de justice transformatrice, ou le plus d’espaces possibles où nous rassembler, où réfléchir ensemble, où digérer toutes les informations, que ce soit des fêtes de quartier, des journées d’atelier, des conférences, des marches, etc.).
Pour approfondir cette question, je suggère le zine Block and Build : But make it abolitionist de l’organisation Interrupting Criminalization. Ensuite, il s’agit de trouver ce qui a du sens pour nous, ce qui concorde avec nos capacités, notre contexte social et notre compréhension de la situation. Pour cela, je conseille le zine Making a plan, qui vient aussi d’Interrupting Criminalization.
Ça peut être un syndicat, une section locale de Food not Bombs, un groupe qui organise des assemblées populaires, un comité logement, un groupe d’ami’es qui fait de l’art engagé, un groupe de femmes, etc. Tout ça a du sens. Et à partir de ces groupes :
- Se partager un langage et des analyses plus ou moins communes de la situation.
- Se coordonner de manière décentralisée pour favoriser des actions autonomes qui s’inscrivent dans un tout plus grand.
- Bâtir une culture de la sécurité adaptée au risque.
- Se préparer à la répression en mettant en place d’avance des systèmes de support.
Puis, le temps venu, il est possible de lutter à grande échelle contre un régime fasciste grâce à :
- Une masse suffisamment grande de gens qui s’engage à ne pas coopérer. À oublier de remettre une lettre, de transférer un courriel, à ralentir certains travaux de construction, à ne pas enlever les livres des tablettes, à continuer d’apprendre l’histoire aux enfants, à saboter les processus bureaucratiques, à donner de mauvaises indications aux polices, à continuer à faire de la musique, dehors, le soir, à perturber le fonctionnement du régime.
- Une diversité de tactiques. D’immenses manifestations populaires, une grève sociale, du sabotage industriel, des réseaux de soins alternatifs, etc.
Et si nous combattons d’un même geste le fascisme et le processus de criminalisation qui le soutient, tout est possible.