L’article qui suit est un assemblage de réflexions préliminaires; les choses évoluent rapidement et de manière largement imprévisible, et bien que nous ne prétendions pas que ces éléments de réflexion soient particulièrement originaux, nous croyons utile de communiquer certaines idées et relier certains éléments d’un point de vue antiraciste et antifasciste, afin de commencer à réfléchir dès maintenant à la manière dont nous pourrons aller de l’avant durant et après cette crise.
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La pandémie COVID-19 a déclenché des vagues de réactions répressives et autoritaires répondant dans bien des cas à une logique nationaliste. S’il est vrai que le virus coûtera cher en vies perdues, il faut s’attendre à ce que les répercussions sociales soient au moins aussi importantes.
L’extrême droite extraparlementaire ne semble même pas avoir tenté de formuler une réponse cohérente à la crise, ou de présenter une position cohérente. Certaines sections nient carrément l’existence du virus, affirmant qu’il s’agit d’un canular, tandis que d’autres mettent de l’avant des théories du complot insistant sur le fait qu’il s’agit d’une arme biologique développée soit par la Chine, soit par la gauche. La plupart sont tout simplement dépassés par la cascade rapide des événements. Pour l’instant, nous n’avons vu que des discussions disparates sur les médias sociaux, et c’est à peu près tout. Il ne faudrait pas croire pour autant qu’aucun de ces groupes ne se prépare à dépasser ces limites. Une exception notable est Atalante, l’organisation néofasciste basée à Québec, qui a collé plusieurs bannières à Montréal et à Québec dans la nuit du 21 mars, avec des slogans comme « Le Mondialisme Tue » et « Le Vaccin Sera Nationaliste ». Des antifascistes se sont empressé-e-s de les recouvrir.
Il faut ainsi noter que la réponse non étatique initiale à la crise de la COVID-19 a été presque entièrement menée par des forces d’extrême gauche, qui ont mis en place des réseaux d’entraide et de solidarité dans un grand nombre de collectivités partout en Amérique du Nord, tout en mettant de l’avant des revendications socioéconomiques relatives, par exemple, à la grève des loyers et aux conditions de travail de celles et ceux qui sont considéré-e-s comme des « employé-e-s essentiel-le-s ». En même temps, différentes communautés se sont auto organisées en dépit des obstacles. Relevons par exemple la grève de la faim menée au moment d’écrire ces lignes par des personnes détenues à la prison pour migrant-e-s de Laval, et diverses autres initiatives de prisonniers et prisonnières en Amérique du Nord, qui refusent d’accepter sans broncher des circonstances où ils et elles sont considéré-e-s comme « sacrifiables ». (Voir le document COVID-19 Strike Document.)
Malgré l’illusion qu’elles se donnent de « servir la nation », les forces d’extrême droite de type national-populiste ont été incapables de faire quoi que ce soit d’utile dans cette crise, et se contentent plutôt de s’épancher sur les médias sociaux pour dire à quel point elles détestent Justin Trudeau et aiment François Legault. À cet égard, les éloges adressés à Legault et à la CAQ (pas seulement par la droite, il faut bien le dire) sont aussi pitoyables que révélateurs. Rappelons que l’establishment politique que représente la CAQ (avec le Parti libéral du Québec et le Parti québécois) est directement responsable du fait que, suite à des décennies de compressions budgétaires dans les services publics, le système de santé n’est pas aussi solide qu’il devrait l’être pour faire face à l’épidémie actuelle : les hôpitaux manquent de personnel et d’équipement, les stocks d’équipement de protection individuelle, ainsi que les respirateurs artificiels nécessaires pour sauver des vies, risquent de s’avérer nettement insuffisants dans les prochaines semaines, il y a beaucoup moins de lits en soins intensifs par habitant en 2020 qu’en 1992, etc. Le fait que le premier ministre projette (pour l’instant) aux yeux de plusieurs l’image d’une figure paternelle rassurante, en contraste flagrant avec l’inefficace professeur d’art dramatique qui tergiverse au palier fédéral, nous rappelle surtout que l’image est de toute première importance dans le spectacle électoral bourgeois.
Ce que nous avons constaté dans le monde entier, cependant, c’est que les réponses les plus décisives à la pandémie ont été apportées au niveau structurel étatique : fermeture des frontières, législation d’urgence, mobilisation des effectifs militaires, nouveaux pouvoirs policiers, etc. Au cours des deux dernières semaines, plus d’une douzaine de pays européens, ainsi que l’Union européenne, ont imposé de nouvelles restrictions de voyage et des contrôles frontaliers inédits. Ces mesures, qui font écho à des années de xénophobie populiste et d’« euroscepticisme » de plus en plus strident, ont été saluées par des politiciens d’extrême droite. En Italie, Matteo Salvinio, de la Ligue du Nord, a déclaré qu’il est « irresponsable de permettre aux migrants de débarquer d’Afrique, où la présence du virus a été confirmée ». « La pandémie confirme la nécessité des frontières », a déclaré Laura Huhtasaari, membre du Parlement européen et du Parti des Finlandais, « Le mondialisme s’effondre ». Le premier ministre hongrois Viktor Orbán a quant à lui accusé les étrangers et les migrants de propager le virus en Hongrie : « Nous menons une guerre sur deux fronts, l’un s’appelle la migration et l’autre appartient au coronavirus. Il y a un lien logique entre les deux, car les deux se propagent avec les mouvements ».
Ici au Canada, le gouvernement pseudo-progressiste de Justin Trudeau a fermé ses frontières le 18 mars aux voyageurs qui ne sont pas citoyens canadiens ou américains. Il a interdit quelques jours plus tard tous les déplacements non essentiels, puis annoncé un peu plus tard, dans un geste symbolique, que les réfugié-e-s en provenance des États-Unis seraient désormais refoulé-e-s aux passages frontaliers irréguliers comme celui de Roxham Road. Cela représente une concession importante aux revendications xénophobes et racistes au Canada, puisque la fermeture de ces points de passage irréguliers est une demande centrale des forces de droite et d’extrême droite depuis plusieurs années, et Roxham Road a été le site de nombreuses mobilisations anti-immigration au cours de la même période.
Dans le contexte actuel, les diverses mesures répressives décrétées par l’État sont chaudement accueillies. Ici au Québec, suite à un décret gouvernemental interdisant les rassemblements de deux personnes ou plus (à l’exception des personnes vivant dans un même foyer), les corps policiers ont appelé la population à dénoncer leurs voisins qui semblaient enfreindre cette nouvelle mesure. En quelques jours, la police est intervenue pour disperser des dizaines de ces « rassemblements ». Si nous sommes d’accord sur le fait que la socialisation imprudente représente un risque réel pour la santé, nous n’ignorons pas non plus que l’État s’arroge ces jours-ci des pouvoirs qui étaient inimaginables il y a quelques semaines à peine, en grande partie à la demande même de la population. Et cela est de mauvais augure pour l’avenir, avec ou sans pandémie.
D’une certaine façon, l’extrême droite québécoise organisée a été débordée par certains éléments du « courant dominant ». Si l’on compare les écrits d’Atalante à ceux de la chroniqueuse québécoise Denise Bombardier (voir son odieux « Tout va basculer »), on est bien en peine de dire qui, de l’organisation néofasciste ou de la chroniqueuse réactionnaire, est le plus à droite…
On ne peut rien exclure du domaine du possible, et nous devons toutes et tous garder cela à l’esprit. La répression pourrait s’intensifier très rapidement, à un point que la plupart d’entre nous n’ont jamais connu auparavant; rien n’est certain, mais rien n’est impossible non plus en ce moment.
Ici et maintenant, les trois derniers mois ont été marqués par une escalade constante du racisme et des attaques contre ceux et celles qui sont perçus comme des Asiatiques. Selon le site web Stop AAPI Hate : « Des personnes ont rapporté s’être fait tousser ou cracher dessus et s’être fait dire de sortir des magasins, d’autres se sont vues refuser les services de chauffeurs Uber et Lyft, et d’autres encore ont déploré des incidents de harcèlement verbal et en ligne, ainsi que des agressions physiques ». Plus d’un millier de ces incidents ont été répertoriés aux États-Unis entre le 28 janvier et le 24 février, et plus de 650 dans la semaine qui a suivi le lancement du site le 18 mars.
Mais ce phénomène ne se limite pas aux États-Unis. Alors que les nouvelles et la désinformation sur le coronavirus commençaient à se répandre après le Nouvel An, les Canadien-ne-s d’origine chinoise et asiatique ont commencé à évoquer la nécessité de faire face à une augmentation du racisme et de la xénophobie. Comme l’a signalé le Pan-Asian Collective : « À Montréal, deux hommes coréens ont été poignardés cette semaine, et le consulat sud-coréen a émis un avertissement demandant aux Coréen-ne-s d’être prudent-e-s pendant cette période. Au cours du mois dernier, le GaNaDaRa, un restaurant coréen de Montréal, a été cambriolé à deux reprises. Il n’est pas encore clair si ces vols étaient motivés par des raisons raciales, mais les Asiatiques de Montréal sentent clairement monter la tension. Des rapports non confirmés indiquent que KimGalbi, un autre restaurant coréen, a aussi été vandalisé cette semaine. En outre, des crimes haineux ont été commis dans le quartier chinois de Montréal, où un certain nombre de statues et de symboles culturels ont été vandalisés ces dernières semaines, et des attaques ont été perpétrées contre au moins trois temples bouddhistes. Lundi (le 16 mars), une femme asiatique marchait dans le Vieux-Port lorsque deux étrangers ont attiré son attention et lui ont montré un panneau qui disait : “Pas de coronavirus ici!” »
Il est prioritaire de s’opposer au racisme anti-asiatique dans un contexte où le président américain s’obstine à qualifier cette maladie de « grippe chinoise », d’autant plus que l’un des recours déterminants de l’extrême droite est le réflexe de désigner des boucs émissaires pour ensuite les blâmer et les attaquer en période de crise. Tandis que se déroule sous nos yeux le cirque tragique dont Donald Trump est le principal maître de cérémonie, les temps deviendront certainement encore plus critiques, et l’histoire nous enseigne que la réaction ne connaît pas de limite dans la perfidie en temps de crise.
Un certain nombre d’autres idées et arrière-pensées oppressives circulent de plus en plus, auxquelles nous devrions être tout aussi attentifs et attentives. Les formules âgistes et capacitistes à l’effet que la COVID-19 « est plus susceptible de tuer les personnes âgées et celles qui ont des conditions préexistantes » reposent en partie sur des attitudes populaires selon lesquelles les corps humains qui ne sont pas jeunes ou en bonne santé sont dégoûtants, défectueux et moins dignes de soins. Elles s’appuient également sur une éthique productiviste selon laquelle certaines personnes sont considérées comme « parasitaires » et, de ce fait, ne sont pas dignes de l’égalité des droits, dans certains cas même pas dignes de la vie. Historiquement, cette attitude s’est exprimée dans le mouvement eugénique (lequel a été largement soutenu par la gauche comme par la droite), et nous la retrouvons aujourd’hui dans les affirmations de certaines personnalités politiques à l’effet que le préjudice économique qu’entraîne la distanciation sociale est plus grave que la possibilité de voir mourir des personnes âgées et handicapées. (Il convient de noter ici que ces critères capacitistes et eugéniques sont ancrés dans l’État canadien lui-même, pour qui, par exemple, les immigrant-e-s ayant diverses conditions médicales sont automatiquement disqualifié-e-s et inadmissibles à la citoyenneté canadienne.)
Un autre cliché qui circule largement ces temps-ci, y compris dans les cercles progressistes, est l’idée que le virus est une sorte de punition ou de leçon livrée par une « nature » consciente ou métaconsciente pour apprendre aux humains à cesser de dégrader l’environnement. Il est vrai que la réponse à la COVID-19 prouve qu’il serait tout à fait possible d’opérer des changements radicaux à d’autres fins (par exemple pour réduire les émissions de carbone et ralentir les changements climatiques), et aussi que la pollution et d’autres effets néfastes ont diminué grâce aux mesures drastiques adoptées dans un grand nombre de pays (tout comme après le 11 septembre). Une telle rhétorique rejette cependant la responsabilité sur les « êtres humains » (magiquement affranchis des divisons de classe, de genre ou nationales) de ce qui est en fait la conséquence d’un système économique mondial maintenu au profit d’une minorité et aux dépens tragiques de la majorité. Ce genre de discours quasi mystique sur la « nature » a historiquement servi à justifier la violence contre ceux et celles qui sont jugé-e-s « contre nature » ou « offensant-e-s pour la nature », et à détourner l’attention des possibles solutions sociétales aux problèmes de la société. À son extrême (que nous n’avons pas encore beaucoup observé, mais dont nous redoutons le potentiel), cette attitude peut s’exprimer dans des mouvements écofascistes misanthropes. (En octobre de l’année dernière, dans un texte commun avec l’IWW et la CLAC, Montréal Antifasciste a exposé une brève série de points concernant les changements climatiques et la crise environnementale; ceux-ci semblent d’autant plus pertinents aujourd’hui à la lumière de la pandémie actuelle).
Nonobstant ce qui précède, en ce moment de crise, l’État reste le terrain privilégié de l’action répressive et nationaliste (bien que la situation ne soit bien sûr pas statique). Certaines tendances d’extrême droite — en particulier celle que les médias ont récemment qualifiée d’« accélérationniste », c’est-à-dire la nébuleuse néonazie qui rêve de carnage et de chaos de masse — ont ouvertement discuté la possibilité de répandre intentionnellement la COVID-19, et nous savons qu’il est beaucoup question dans ces milieux de précipiter une situation de perturbations globales par des actes de violence destinés à semer la terreur. Dans une tentative apparente de réaliser cet imaginaire morbide, le néonazi Timothy Wilson a été tué le 25 mars dernier lors d’une confrontation avec le FBI, alors qu’il tentait vraisemblablement de bombarder un hôpital du Missouri où sont traité-e-s des patient-e-s atteint-e-s du coronavirus. Espérons qu’il s’agit d’un cas isolé, mais ne perdons pas de vue le potentiel ultraviolent de ces milieux.
Au niveau étatique, comme nous l’avons déjà souligné, toute une série de demandes répressives ont été accordées pratiquement du jour au lendemain. Il reste à voir si celles-ci resteront en place lorsque la pandémie se résorbera. Diverses revendications portées par la gauche pourraient également être satisfaites, et il est bien possible qu’une sorte d’État-providence autoritaire renouvelé soit mis en place, car un consensus semble s’être dégagé sur l’échec patent du néolibéralisme. L’État providence et la social-démocratie ont toujours eu une dimension exclusiviste et nationaliste, qui reflète l’ensemble des privilèges historiquement réservés aux citoyen-ne-s natifs en échange de leur loyauté. Il est important de s’en souvenir, car certaines forces de droite proposent des mesures qui pourraient superficiellement ressembler à celles que revendique la gauche.
En même temps, sous le couvert de l’urgence sanitaire mondiale, des programmes répressifs de longue date sont mis au goût du jour. Aux États-Unis, les gouvernements de certains États ont exclu les organisations pratiquant des avortements de la liste des services médicaux essentiels autorisés à rester ouverts. Dans diverses juridictions (notamment en Israël), les données des téléphones portables sont désormais utilisées à la fois pour retrouver les personnes dont le test COVID-19 s’est révélé positif, et pour déterminer où les gens se réunissent d’une manière qui enfreindrait les règles de distanciation sociale. Il serait naïf de croire que de telles solutions technorépressives ne sont pas aussi examinées par les technocrates au Canada et au Québec. Parallèlement, sous le couvert de mesures de relance économique, des milliards de dollars sont plus ou moins discrètement détournés vers des sociétés pétrolières et gazières dans le cadre de la stratégie canadienne d’ouverture des territoires autochtones à l’exploitation capitaliste.
Nous n’en sommes qu’aux premiers jours de cette pandémie, et on ne sait toujours pas de quoi l’avenir sera fait, mais une chose est claire : s’il est indéniable que nous devons assurer aujourd’hui notre sécurité au mieux de nos capacités, nous devons aussi nous préparer à nous battre sur le long terme, peut-être sur différents fronts à la fois.