Les complotistes, l’extrême droite… et quelques nazis se donnent rendez-vous pour intimider les drag queens;
les communautés LGBTQ+ et antifasciste se serrent les coudes et tiennent tête aux trolls haineux;
renouant avec la tradition, les fafs se retrouvent à nouveau isolés au fond d’un parking…

« Respecte mes potes trans, ou on va s’identifier comme un ostie de problème. »

 

Contexte

Le 2 avril avril 2023, l’artiste drag Barbada de Barbades était invitée par la municipalité de Sainte-Catherine, sur la rive sud de Montréal, à animer une « Heure du conte en drag » (Drag Queen Story Hour) pour une vingtaine de familles de la région intéressées à cette activité principalement conçue pour susciter l’intérêt des enfants pour la lecture, démystifier la diversité de genre et favoriser l’ouverture à la différence. L’activité était organisée à la bibliothèque municipale de Sainte-Catherine.

Il faut rappeler que Barbada anime des heures du conte depuis 2016 (elle n’est d’ailleurs pas la seule à le faire), mais ça n’est que dans les dernières années – et de manière très marquée dans les derniers mois – qu’une partie des milieux complotistes adjacents à l’extrême droite québécoise s’est emparée de cette nouvelle marotte, sous l’influence combinée de la droite conservatrice évangéliste et de la complosphère antisanitaire coalisée autour du soi-disant « convoi de la liberté ». L’hystérie anti-drag s’inscrit en fait dans un mouvement plus large de diabolisation des minorités sexuelles et de genre, et en particulier des transidentités, qui sont cadrées dans différents fantasmes de complot rattachés, par exemple, à la « grooming panic », au « pédosatanisme » (un thème central de l’univers QAnon) et, dans certains cas, à la théorie raciste et antisémite du « grand remplacement ». Ce mouvement de fond de l’extrême droite transphobe gagne même du terrain actuellement, aux États-Unis, sur le plan législatif et institutionnel.

Ici, c’est le militant antisanitaire François Amalega Bitondo, connu pour ses frasques durant la pandémie de COVID-19, qui a décidé de mener la charge contre les heures du conte en drag, maintenant que son opposition aux mesures sanitaires ne lui attire plus l’attention à laquelle il s’est manifestement habitué. Amalega semble avoir connu une certaine fanatisation au cours des dernières années, notamment au contact des évangélistes de Théovox et du désinformateur André Pitre (Lux Média); il est devenu pro-Trump, pro-Poutine et a avalé différentes saveurs de kool-aid conspirationniste, dont l’actuelle hystérie anti-drag, qu’il campe dans un langage explicitement transphobe. Depuis quelques semaines, il mobilisait ainsi sa base de suiveux pour aller manifester contre l’heure du conte à Sainte-Catherine. Il a aussi tenté (en vain) de perturber une heure du conte le 25 mars à la bibliothèque de Westmount, avec une poignée de sympathisant·es.

C’est devant la menace claire et imminente que représente ce mouvement réactionnaire, qui en dernière analyse vise à marginaliser et à opprimer leurs communautés, qu’un réseau ad hoc d’antifascistes queers, trans et allié·es a commencé à organiser une intervention de défense communautaire à Sainte-Catherine. Parallèlement, d’autres initiatives se sont organisées spontanément sur les médias sociaux, dont une manifestation « OUI aux DRAGS » visant à opposer une présence festive aux complotistes/intolérants.

Or, Barbada et son entourage ont signifié une semaine avant l’événement (avec les renseignements qui étaient disponible à ce moment-là) qu’elle préférait que rien du tout ne soit organisé en réaction à la manifestation anti-drag, dans l’espoir qu’en ignorant tout simplement ce mouvement, il s’essoufflera et disparaîtra naturellement. Or comme nous l’avons souvent dit, quand il est question des mouvements fascistes et fascisants, la pensée magique ne fonctionne pas. L’organisateur de la manifestation « OUI aux DRAGS » a tout de même choisi d’annuler son événement, suscitant la perplexité chez de nombreux·ses participant·es. En réaction à cette dérobade, un énoncé anonyme a été publié l’avant-veille de l’événement, notamment relayé par le P!nk Bloc et Montréal Antifasciste, pour expliquer en quoi cette analyse est problématique et confirmer que la mobilisation de défense communautaire allait de l’avant malgré tout, dans une perspective beaucoup plus large que la simple défense de l’heure du conte.

 

Le jour venu…

L’heure du conte était prévue à 10 h; Amalega et ses trolls avaient lancé un appel à manifester devant le centre communautaire où se situe la bibliothèque municipale dès 9 h 30.  Amalega est arrivé sur place à 8 h 45 et a stationné sa voiture dans le parking du petit centre commercial situé de l’autre côté de la rue. Il a immédiatement été bloqué et encerclé par une douzaine de militant·es, qui l’ont empêché de traverser la rue et l’ont en quelque sorte « confiné » dans le parking. Dans sa webdiffusion, Amalega dit à plusieurs reprises être « agressé » et avoir « peur pour [sa] vie », mais la vidéo montre clairement que les militant·es ne font que lui bloquer le chemin avec une bannière et lui demander de s’en aller. Ce face-à-face a duré plusieurs minutes, tandis que d’autres manifestants anti-drag se joignaient peu à peu à Amalega (un sympathisant particulièrement agressif a décidé de jouer au cow-boy et a dû être recadré un peu à ce moment-là) et que le contingent défensif grossissait lui aussi, jusqu’à ce que les policiers de la MRC Rousillon viennent s’interposer entre les deux groupes.

Dans la demi-heure qui a suivi, les deux camps ont continué à gonfler, alors que la confrontation devenait peu à peu statique; le noyau des anti-drag formé autour d’Amalega est resté confiné sur un bout de trottoir pour les deux heures suivantes, derrière une ligne de police, tandis qu’une partie des défenseur·es se regroupait autour de ce noyau et que d’autres circulaient dans le secteur pour accueillir les manifestant·es anti-drag et leur faire comprendre qu’iels étaient en situation hostile. Quelques escarmouches mineures ont eu lieu, mais rien de sérieux. D’autres renforts sont ensuite arrivés pour les deux camps : de nombreux véhicules ornés de drapeaux et de décorations de type « convoi de la liberté » vomissaient des complotistes dans le parking, et un autobus nolisé avait transporté une trentaine de défenseur·es avec des collations, du café, des éléments de costumes et un système de son. Dans l’heure et demie suivante, le bloc défensif a pris un caractère festif, coloré et irrévérencieux, les camarades gigotant sur des airs populaires et des chansons de Disney, et les anti-drag se morfondant sur leur bout de trottoir, n’en revenant pas d’avoir été piégé·es de la sorte.

Il convient de dire ici que le milieu complotiste a largement été épargné par les antifascistes au cours des trois années marquées par la pandémie. Malgré la proximité mainte fois explicitées entre l’extrême droite et les fantasmes de complot, les enjeux d’ordre sanitaire relèvent pour l’essentiel de choix personnels, et il est compliqué et délicat d’intervenir contre des personnes et des regroupements sans contours clairs dont le principal défaut est d’adhérer à des balivernes antiscientifiques. Une ligne est toutefois franchie lorsque ces fantasmes de complot visent directement nos communautés et compromettent notre sécurité à court, moyen et long terme. C’est cette ligne que franchissent actuellement les anti-drag et les transphobes avec leur panique bidon, et il est absolument nécessaire de leur envoyer le message que les communautés queers et trans ne se laisseront pas intimider sans se défendre. Qu’il ne subsiste aucun doute à cet égard : si les queerphobes/transphobes persistent dans leur démarche de diabolisation de nos communautés, iels nous trouveront toujours sur leur chemin. Queers bash back, darling…

Finalement, l’information a circulé vers 11 h que l’heure du conte avait été déplacée à un autre édifice municipal et avait eu lieu comme prévu, sans problèmes. Les anti-drag avaient donc perdu sur toute la ligne, et les défenseur·es peuvent se targuer d’une belle réussite sur le plan stratégique, même si la mobilisation considérable des phobes a de quoi inquiéter.

 

Les nazis s’en mêlent…

Les médias ont fait état de quelques altercations, d’usage d’irritants chimiques et d’arrestations. Ce qui n’a été dit nulle part, cependant, c’est que ces altercations concernaient des individus clairement identifiés à l’extrême droite la plus radicale, dont une poignée de néonazis et de suprémacistes blancs « connus de nos services ».

En plus de quelques vétérans de l’âge d’or (2017-2019) du milieu national-populiste xénophobe/islamophobe, comme Michel Éthier et Luc Desjardins (La Meute, Storm Alliance, Front patriotique du Québec, gilets jaunes/Vague bleue, etc.) et du désinformateur en chef, André Pitre (Lux Média), des invités-surprise ont été aperçus parmi les anti-drag.

À un moment donné, trois individus ont eu la curieuse idée de se planter au milieu du contingent défensif et de déployer une bannière où l’on pouvait lire « Sales pédos hors du Québec ». Bien que dans l’absolu, il soit tout à fait noble de dénoncer et de combattre la pédophilie, il était en l’occurrence légitime de croire que ces individus louches n’étaient pas là pour les bonnes raisons, et leur bannière a été confisquée immédiatement, ce qui a donné lieu à une foire d’empoigne lorsque l’un d’eux a voulu la récupérer. Il s’est fait un peu brasser par les défenseur·es, suite à quoi des policiers sont intervenus pour casser l’altercation et escorter les trois intrus un peu plus loin, mais une autre altercation à éclaté aussitôt et mené à l’arrestation d’un des gêneurs. Or, en examinant les photos des individus en question, des camarades ont reconnu le leader du groupe local du réseau White Lives Matter, auquel Montréal Antifasciste a consacré un article en mars 2022.

La bannière déployée par des militants suprémacistes lors de la manifestation anti-drag de Sainte-Catherine, le 2 avril 2023, et promptement confisquée par les antifascistes.

 

À gauche, Raphaël Dinucci, leader du groupe suprémaciste blanc White Lives Matter; à droite, David Barrette. (M-à-j : Dinucci et Barrette sont tous deux membres du groupuscule néonazi Frontenac Active Club.)

Ce militant suprémaciste blanc très actif, que nous n’avions jusqu’à présent identifié que par son sobriquet sur Telegram, « Whitey », est un résident de Laval répondant au nom de Raphaël Dinucci. Ce nazillon a eu droit à un coup de semonce l’hiver dernier et a eu une année entière de sursis pour abandonner ses activités militantes, mais au contraire il a redoublé d’activité et collé des centaines de collants suprémacistes blancs dans la région de Montréal, en plus de participer à des activités d’accrochage de bannière. Il a commis une erreur fatale en allant manifester contre la communauté queer/trans à Sainte-Catherine. La méthode douce est terminée, et monsieur Dinucci peut tenir pour acquis que la communauté antifasciste de Montréal a épuisé sa réserve de patience à son égard.

Raphaël Dinucci St-Hilaire, militant de While Lives Matter Québec.

Quant à son camarade qui s’est fait arrêter, il s’agit de David Barrette, de Saint-Jean-sur-Richelieu, un autre membre actif du projet White Lives Matter (et du Frontenac Active Club, mise-à-jour, août 2024)*.

Mais nous n’étions pas au bout de nos surprises! Quelques minutes plus tard, un autre nazi, et non le moindre, a été aperçu en marge de la manifestation. Nul autre que Sylvain Marcoux, un abonné des activités de surveillance antifasciste (antisémite enragé, grand admirateur d’Adolf Hitler et d’Adrien Arcand, proche de la Fédération des Québécois de souche, dirigeant du Parti nationaliste chrétien, etc.) était là, accompagné par deux jeunes adultes. Il s’est fait apostropher et a été poliment invité à se joindre au groupe anti-drag pour éviter l’escalade. Il a plutôt décidé de jouer au coq et de faire monter la tension, ce qui n’a pas tardé. Il a été pris à partie, s’est mis à gesticuler comme un forcené et a finalement frappé une camarade, après quoi il a mangé ce qu’il est convenu d’appeler une crisse de volée. Les policiers sont intervenus avec du poivre de cayenne et ont interpellé Marcoux, qui a vraisemblablement été relâché plus tard sans accusations.

Mise à jour : Nous n’avions pas de photos de Marcoux sur place à Sainte-Catherine pour attester de sa présence et valider le récit que nous en faisons ci-dessus, mais Sylvain Marcoux a eu l’amabilité de nous en fournir la preuve en pétant une phlébite sur les médias sociaux. Il est d’abord intervenu sur Facebook pour nier catégoriquement qu’il aurait « mangé une volée », puis sur Twitter en privé et sur son compte personnel:

Le néonazi Sylvain Marcoux confirme sa présence à la manifestation anti-drag de Sainte-Catherine, le 2 avril 2023, et le fait qu’il a été pris à parti par les antifascistes.

OK, loser…

Pour rappeller sommairement le caractère complotiste et grossièrement homophobe, transphobe et antisémite de Sylvain Marcoux, voici un collage de tweets qu’il a publiés seulement dans la semaine suivant la bataille de Sainte-Catherine, sous son nom et sous la bannière du Parti nationaliste chrétien. On y apprend également que l’Assemblée nationale du Québec est « officiellement contrôlée pas [la] racaille antifa! » On note au passage que Twitter tolère encore les néonazis sur sa plateforme.

Un florilège des tweets publiés par le néonazi Sylvain Marcoux dans la semaine suivant la bataille de Sainte-Catherine, le 2 avril 2023.

Le néonazi Sylvain Marcoux tweete un mème antisémite bien connu pour marquer la Pâques.

 

Le pipeline nationaliste identitaire -> complotisme -> haine queerphobe

Dans une vidéo publiée quelques heures après l’événement, le mononcle facho et ex-Farfadaa, Luc Desjardins, décompressant sa crise de nerfs tout seul chez lui (20 1e avenue/Chemin Talbot, à L’Assomption), déplore le fait que les anti-drag se sont fait complètement humilier et appelle au « militantiste » à se regrouper « vraiment vraiment vraiment » contre « les antifas et les grandes crisses de fofolles », tout en versant son fiel sur son ancien camarade Steeve Charland.

Ce n’est pas un hasard si toutes ces figures connues de l’extrême droite (soft et dure) se retrouvent aujourd’hui dans la nouvelle hystérie complotiste à la mode. Depuis plusieurs années, ces différentes lubies sont importées ici des États-Unis à la faveur des bulles de médias sociaux plus ou moins hermétiques dans lesquelles baignent ces milieux et où circulent librement toute sorte d’amalgames, de désinformations et de fantasmes toxiques qui alimentent constamment la fanatisation des personnes qui s’y trouvent exposées. Une très grande partie de ces personnes ne se rendent même pas compte qu’elles sont attirées dans une spirale descendante qui les inocule à la haine et les rapproche graduellement, mais inexorablement de l’extrême droite et des néonazis.

Face à ce phénomène, nous n’avons pas le choix de mobiliser nos forces, promouvoir l’autodéfense communautaire et faire tout en notre pouvoir pour déconstruire et combattre les discours haineux qui visent nos communautés. Les discours transphobes, notamment, résonnent de plus en plus fort dans la société mainstream depuis quelque temps; des lois sont adoptées aux États-Unis pour réprimer les droits des minorités sexuelles et de genre, des comédiens de haut niveau normalisent les moqueries et l’intimidation à l’égard des personnes trans, et la droite religieuse gagne chaque jour un peu plus de terrain.

Ce serait une grave erreur de croire que ces phénomènes vont s’arrêter à la frontière et que le Québec y est imperméable. Les mobilisations contre les drag queens ne sont que le premier signe de cette contamination, et nous croyons qu’il est nécessaire de tuer ce mouvement dans l’œuf, comme toutes les tentatives menées par l’extrême droite d’imposer ses idées et son programme.

N’oublions jamais qu’ensemble, nous sommes plus fort·es, et que quand nos droits et nos existences sont attaqués, la seule réponse possible est l’autodéfense communautaire.

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* Une version précédente de cette article identifiait erronément cet individu comme Bruno Lacasse Freeman, alias « Burn SOO », membre connu des Soldiers of Odin Québec.